Qui se souvient de Louis Massignon? Robert Laffont, qui publie deux tomes imposants extraits d'une oeuvre protéiforme, à la fois théologique, scientifique, politique et poétique.

De la vie du grand orientaliste français Louis Massignon (1883-1962), on connaît aujourd’hui beaucoup, grâce à la biographie de référence publiée par Christian Destremeau et Jean Moncelon. De ses écrits, on a pu lire de nombreuses pages compilées dans deux recueils différents, Opera minora (1963), publié sous la direction de Youakim Moubarac, et Parole donnée (1962). Aux "écrits mineurs" était censée correspondre la Grande Œuvre, La Passion d’al-Hallâj, constamment remise en chantier et finalement publiée en 1975, après la mort de son auteur. Mais, difficilement accessibles – Opera minora n’est plus édité depuis 1969 –, les deux premiers recueils sont en outre lacunaires et tributaires d’une vision dépassée de l’œuvre massignonienne.

Les Ecrits mémorables comblent donc les manques des anthologies précédentes et mettent en évident la richesse complexe de l’œuvre de Massignon. Christian Jambet, François Angelier, François de L’Yvonnet et Souâd Ayada en établissent ici la première édition critique : 178 textes, dont 46 inédits, y sont présentés, annotés, et accompagnés d’une bibliographie complète. Si elle n’est pas absolument complète, cette édition n’en demeure pas moins extrêmement riche et accessible au grand public. Tout en rendant compte de la diversité de production de Louis Massignon et de son engagement tant politique qu’universitaire, elle entend battre en brèche les préjugés et représentations caricaturales encore courants à son sujet et relatifs notamment à son expérience mystique. Pour arrêter leur choix, les éditeurs ont retenu les textes qu’eux-mêmes ont jugé mémorables, c’est-à-dire "dignes de la mémoire qui préserve les œuvres capables de modifier, de retourner, d’éduquer des générations nouvelles" et justifiant de leur accorder une place parmi nos "classiques".

Divisés respectivement en cinq et sept parties, les deux volumes révèlent les différentes facettes de la carrière de Massignon, à la fois orientaliste de grand renom, professeur au Collège de France, éminent théologien, infatiguable contempteur du colonialisme, et poète reconnu par des auteurs comme Claudel, Aragon et Genet. Massignon démontre en effet que ces trois dimensions– le religieux, le scientifique et le poétique – sont indissociables, qu’on ne peut parler de la mystique de l’Islam sans avoir au préalable clairement défini contextes et concepts qui lui sont liés, ou encore qu’on ne peut être orientaliste sans prendre position sur des questions politiques aussi brûlantes que la colonisation en Algérie ou le statut des immigrés.

Mais si l’œuvre de Massignon mérite l’épithète "classique", il convient de ne pas oublier le caractère atypique et dissident de ses recherches pour ses contemporains. Aujourd’hui, c’est son positionnement critique qui pose problème. L’orientalisme ayant connu en tant que discipline de profonds bouleversements tout au long du XXè siècle, sa démarche paraît suspecte. Que penser en effet du présupposé phénoménologique, qui préconise une empathie du chercheur envers l’objet de sa recherche, défendu par Massignon ? Et ce, alors même que des théoriciens, tel Edward Said, ont dénoncé comme illusoire l’idée qu’un Européen puisse parler comme un Arabe, alors qu’il ne fait jamais que parler "à sa place".

En dépit de cette objection fondamentale, les écrits de Massignon ont encore beaucoup de choses à nous apprendre. D’un point de vue épistémologique, ils étonnent par leur érudition, leur originalité et leur rigueur scientifique. D’un point de vue politique, l’engagement de Massignon en faveur des opprimés et son opposition farouche au colonialisme jettent un regard critique sur l’histoire de la France coloniale et des indépendances. D’un point de vue religieux enfin, ses écrits nous donnent des outils pour mieux appréhender le monde dans lequel nous vivons. Massignon a annoncé que « notre siècle [serait] abrahamique » et a appelé à une communion entre chrétiens, juifs et musulmans, en refusant de séparer l’accueil de l’Autre de l’ouverture sur l’autre.

S’il est un aspect de la carrière de Massignon que cette édition omet de mentionner, c’est son rôle d’espion chargé par le gouvernement français de suivre les avancées de l’Angleterre et de son émissaire T. E. Lawrence en Arabie. Des travaux universitaires existent pourtant sur le sujet, et notamment un mémoire rédigé par Gérard Khoury (Le Rôle de Louis Massignon dans la politique arabe de la France entre 1917 et 1928), qui permettraient de mettre à jour cette mystérieuse et romanesque facette du personnage… Preuve que cette figure n’a pas fini de s’offrir à la curiosité des chercheurs et de susciter de nombreuses controverses, tant politiques qu’épistémologiques

 

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.