Une analyse subtile des relations sexuelles entre femmes dans l’Antiquité, qui nous invite à repenser la construction des catégories de sexe et de genre.

Alors que les pays anglo-saxons ont vu se développer depuis les années 1970 les gay and lesbian studies, l’Université française s’est longtemps refusée à reconnaître une légitimité à l’histoire des homosexualités (masculine et féminine). Depuis une dizaine d’années cependant, celle-ci s’est affirmée comme un champ dynamique de la discipline historique, à la confluence de l’histoire de la sexualité et des études sur le genre et les rapports entre les sexes, qui s’inscrivent elles-mêmes dans le prolongement de l’histoire des femmes. En apparence dominée par les contemporanéistes, l’histoire des homosexualités s’est pourtant constituée, dans la lignée de l’Histoire de la sexualité de Michel Foucault   , à partir des études menées sur le monde antique. Une abondante historiographie, française et anglo-saxonne, parfaitement maîtrisée par Sandra Boehringer, existe donc sur le sujet, marqué par les affrontements théoriques entre les essentialistes qui, à l’image de John Boswell   affirment la permanence d’une "culture" et d'une "conscience" homosexuelles, quelles que soient les époques ou les civilisations, et les constructionnistes qui, à l’instar de David M. Halperin   , considèrent au contraire que l'homosexualité est une construction culturelle historiquement datée.


Une approche constructionniste de la sexualité

Introduite par une préface louangeuse de David M. Halperin, la thèse de Sandra Boehringer, qui a par ailleurs traduit, avec Nadine Picard, un autre classique des études constructionnistes   , s’inscrit clairement dans ce second courant. Si l’on y retrouve le même refus de projeter des catégories de pensée modernes dans le passé, en particulier l’opposition binaire entre "homosexualité" et "hétérosexualité", et toute notion anachronique d’"identité", d’"orientation sexuelle" ou même de "sexualité", son étude n’en présente pas moins une profonde originalité. Il s’agit d’abord du projet revendiqué de faire une histoire des rapports sexuels entre femmes et de leurs représentations, non pas subsumée à l’histoire de l’homosexualité masculine, ou (dés)intégrée dans l’histoire des femmes, mais envisagée pour elle-même, et pour ce qu’elle révèle des sociétés grecques et romaines. Déjà aléatoire pour les périodes modernes et contemporaines, où la tribade, l’anandryne, la lesbienne, la gouine ou la butch semblent se difracter en autant de représentations fantasmatiques, ce projet paraît impossible à envisager pour l’Antiquité alors même que les sources existantes, bien connues, ne concèdent que de vagues et contradictoires allusions aux amours entre femmes. Il s’agit pourtant, en déplaçant "l’angle d’attaque" de l’historien, de révéler, derrière ce qui, dans les images et dans les textes relève d’un "pur et simple bluff", "des réalités sociales idéologiquement gênantes"   .


Faire parler le silence

La question du langage et de ses écueils hante l’ouvrage de Sandra Boehringer, qui traque en philologue les non-dits de l’homosexualité féminine. Objet d’un "silence remarquable dans plusieurs domaines de la littérature (la comédie, par exemple) et dans les images"   , l’amour entre femmes n’est pourtant pas un impensable de la pensée antique : Sandra Boehringer en retrouve les traces, certes fugitives, dans les mythes (comme celui de Kallisto, cette nymphe violée par Zeus métamorphosé en Artémis), la philosophie, les épigrammes, les élégies, mais aussi les traités d’astrologie, les ouvrages scientifiques ou les manuels pornographiques. Parce qu’elle fait le choix d’une approche chronologique, et qu’elle distingue clairement les sociétés grecques et romaines, Sandra Boehringer est à même de mettre en évidence des évolutions dans les représentations de l’homosexualité féminine. Alors que les textes de l’époque archaïque ne présentent jamais le désir lesbien comme transgressif ou condamnable, les périodes suivantes voient s’affirmer un discours ironique à l’époque hellénistique, puis franchement négatif à Rome quand l’amour homosexuel féminin devient le seul à être non seulement interdit - par la morale, non par la loi - mais aussi nié, jusqu’à devenir un "hors-champ"   , "un objet de fiction entièrement coupé du réel, une pure vue de l’esprit. "   . Boehringer, en revanche, nous met en garde contre les évidences trompeuses. Non, rien, dans les représentations de la Grèce classique, ne relie explicitement Sappho aux relations sexuelles ou amoureuses entre femmes. C’est ensuite, et notamment à Rome, que se reconstruit la figure de la poétesse. Non, la lesbienne, pour les Romains, n’est pas forcément une prostituée, ni une "tribade" masculine. Et non, l’olisbos, ce substitut phallique, n’est pas "l’ustensile" de la lesbienne, mais plutôt une célébration de la virilité qui n’a rien à voir avec les amours entre femmes, caractérisées, justement, par la disparition du masculin.


Une catégorie à part

En effet, à la différence de nos sociétés contemporaines, où le désir lesbien a été récupéré par la pornographie hétérosexuelle, l’érotisme antique ne peut penser le sexuel sans le masculin. Sans un intermédiaire mâle, les relations entre femmes n’entrent pas dans le champ du fantasme : "l’absence de rêverie et d’esthétisme sur un érotisme spécifiquement féminin est une des caractéristiques de ces sociétés"   . Dépourvues par ailleurs de pouvoir politique et social, les femmes entre elles ne sont pas davantage un objet de préoccupation publique. L’absence des lesbiennes des représentations antiques est ainsi la marque, non de l’angoisse ou du tabou, mais simplement du désintérêt. En ce sens, et c’est sans doute l’apport majeur de Boehringer sur la question, alors que tous les autres types de relation sont régis par des données autres que le sexe biologique (statut social, âge, genre...), "le sexe biologique des deux partenaires est la donnée essentielle"   qui distingue la catégorie des relations entre femmes de toutes les autres formes de comportements sexuels : catégorie d’actes, et non de personnes, dont la caractéristique est de ne pas engager d’hommes ; catégorie homogène, puisqu’aucune différenciation n’est faite à l’intérieur des relations entre femmes, aucune n’étant jugée moralement plus acceptable que d’autres. Ainsi, alors que, dans le monde antique, l’asymétrie entre les partenaires (éraste/éromène, homme libre/esclave...) est une caractéristique majeure de la relation sexuelle, cette analyse ne tient pas dans le cas de l’homosexualité féminine.


Au terme de cette lecture exigeante, on peut rester frustré par le caractère finalement extrêmement limité des sources disponibles, en particulier pour le monde grec, et s’interroger sur la possibilité de produire, à partir d’indices aussi ténus, une analyse cohérente. Pourtant, ce n’est pas la moindre réussite de ce travail que de parvenir à renouveler parfois entièrement la lecture de passages en apparence rebattus   , et d’en offrir une interprétation inédite.

Depuis le XVIIIe siècle, de même que la référence au modèle pédérastique avait servi de point d’ancrage à l’émergence, en Occident, des identités homosexuelles, celle de Sappho avait été convoquée tant par les  "Amazones" modernes que par les pornographes, comme la figure mythifiée de la lesbienne. La thèse de Sandra Boehringer démontre pourtant qu’il n’existe aucun parallélisme, dans le monde antique, entre homosexualité masculine et homosexualité féminine. Le terme "lesbienne" lui même est trompeur. Dérivé de "Lesbos", cette île de la mer Egée qui vit la naissance de Sappho, dont les poèmes célébraient les délices et les tourments des amours féminines, il est à la fois très ancien et très récent, puisqu’il faut attendre le XXe siècle pour qu’il s’impose dans le vocabulaire courant pour désigner les femmes qui aiment les femmes.