Les guerres de mémoires coloniales n’en finissent pas. Preuve à l’appui avec, ici, les divagations de l’afrocentrisme.
L’histoire semble être devenue, à mesure des années, un champ de bataille où des blessés sont à déplorer, des pertes à compter et des dégâts occasionnés. Beaucoup aimeraient y voir émerger, au gré des conflits d’interprétations (« la colonisation positive ») et des batailles juridiques (« l’affaire Tintin au Congo »), un vainqueur et des vaincus ; mais à vouloir trop mettre « la mémoire aux enchères », c’est l’histoire qui paie, finalement, le plus lourd tribut. Tel est le tableau peu réjouissant que brosse l’historien africaniste François-Xavier Fauvelle Aymar . Son propos porte sur la réinterprétation de l’histoire par des courants dits afrocentristes, qui, des bancs universitaires américains aux portes de l’Europe, se donnent pour cheval de bataille la dénonciation d’un eurocentrisme longtemps prospère dans l’imaginaire de nos sociétés. Sur fond de revendications identitaires est dénoncée une histoire qui serait écrite par les Blancs, pour les Blancs et au service des Blancs. Refuser cette histoire caricaturale dans sa posture dénonciatrice sans ignorer les dangers qui guettent l’écriture de l’histoire de l’Afrique : c’est cet objectif exigeant que s’est assigné François-Xavier Fauvelle-Aymar.
Réunis et publiés par les éditions Verdier , ces trois articles forment donc un livre : La mémoire aux enchères. Le procédé pourrait tenir de la facilité éditoriale, d’autant plus que cette passe d’armes de François-Xavier Fauvelle-Aymar avec l’afrocentrisme n’est pas la première . D’où vient que ce soupçon soit vite dissipé par la lecture de l’ouvrage ? Malgré quelques redites, une cohérence certaine se fait jour à la lecture, et l’historien entre de plein pied dans les débats qui traversent actuellement l’histoire africaine, depuis l’existence d’une Egypte noire jusqu’à la découverte, avant l’heure, de l’Amérique par les Africains. Trois articles, donc, pour trois « moments » argumentatifs : la description des grands traits d’une idéologie afrocentriste qui a révisé l’histoire afin de conforter une quête d’identité noire ; l’exposition des fondements identitaires actuels de cet assaut sur l’histoire ; un cas d’étude montrant à quel point ce discours afrocentriste a déformé le passé pour faire des Juifs les chevilles ouvrières de la traite négrière.
Une idéologie face a l’histoire : l’afrocentrisme
L’afrocentrisme, nous indique François-Xavier Fauvelle-Aymar, est « un archipel idéologique aux réticulations planétaires qui profite aujourd’hui du développement du communautarisme et de la tiers-mondisation de la pensée ». Ce discours s’en prend à l’eurocentrisme trop longtemps présent dans le discours historique afin de faire advenir une « vision nouvelle, « décolonisée » de cette histoire ». Projet riche de promesses, s’il ne butait pas sur la question des sources et du sens pratique des historiens. Car l’afrocentrisme est avant tout un projet idéologique dont l’objectif principal est de « combattre l’arrogance culturelle et intellectuelle de l’Occident « blanc » pour mieux servir la « Renaissance » africaine, si chère à l’historien sénégalais Cheik Anta Diop. Avec l’afrocentrisme, nous entrons dans l’ère du soupçon. Or, Fauvelle-Aymar juge que cette démarche relève plus de la bataille de mémoire que de la recherche historique. Les afrocentristes, tels des mages ou des adeptes du spiritisme, font parler les silences de notre passé en affirmant que Socrate aurait pu être noir : aucune source ne mentionne sa « blancheur ». La Grèce antique aurait hérité tout son savoir de l’Egypte ancienne ! Les « afrocentristes » semblent chercher leur propre vérité à travers ces arguments ex silentio, qui satisfont au désir de redorer une histoire africaine insuffisamment valorisée. Mais c’est à une histoire biaisée, fictionnelle et presque mythique que ces afrocentristes nous invitent.
C’est l’histoire qui souffre le plus de ces approximations méthodologiques. Pour preuve, cette thèse avancée par l’universitaire britannique Martin Bernal , qui reprend « l’idée d’une falsification occidentale visant à occulter le fait que la civilisation grecque avait emprunté sa langue, sa science et sa mythologie aux Egyptiens et aux Orientaux », et de facto aux Noirs. Au lieu de poser la question des transferts culturels, l’historien afrocentriste se fait le chantre d’une Egypte noire et le contempteur d’un racisme soi-disant généralisé des historiens de l’Antiquité. Les historiens blancs auraient, inconsciemment, menti sur le passé. Discours manichéen, qui sert une cause identitaire – l’unité de la communauté noire – et qui renvoie chacun à sa couleur de peau. Reprenant la réponse virulente de l’historienne Mary Lefkowitz, Fauvelle-Aymar démontre habilement que cet argument de l’origine égyptienne de la civilisation grecque est en soi « une longue tradition d’erreurs et de mystifications ». Cet afrocentrisme contribue, par ses arcs-boutements identitaires, à « rendre le débat impossible », renvoyant « chacun chez soi et les autres dehors ». Aux Blancs, l’histoire blanche. Aux Noirs, l’histoire noire. L’afrocentrisme entretient par conséquent des guerres de mémoires parfois dévastatrices.
Guerre des mémoires, guerre des faits, guerre des affects
La France connaît bien ces enjeux postcoloniaux, au vu des nombreux débats qui ont affecté les historiens, depuis les affres mémorielles de la guerre d’Algérie jusqu’aux affrontements autour de la traite négrière. L’afrocentrisme entre dans ce schéma mais fait surtout écho à un contexte américain qui a vu, au cours des années 1990, se multiplier des guerres culturelles, alors que l’idéal du melting-pot commençait à s’effriter. Les facteurs explicatifs en sont donc moins à rechercher dans les vérités du passé que dans une concurrence des victimes qui nourrit les guerres de mémoires, les guerres de faits, et finalement les guerres d’affects. A travers son étude des médias-relais du communautarisme afro-américain, Fauvelle-Aymar rattache ces enjeux mémoriels au problème identitaire des Africains, et plus globalement des Noirs, qui, vouant un culte à la différence, entretiennent, pour une partie d’entre eux, une vision romantique de l’histoire africaine. Du radicalisme des Black Muslims à l’idéalisme rastafari, la fierté noire devient leur leitmotiv. Dans ces guerres de mémoires, ce sont des affects individuels et collectifs qui entrent en ligne de compte. En expliquant, par exemple, comment certains sites Internet tentent de recréer une supposée « tradition » africaine, que ce soit par des tenues vestimentaires ou des rituels spécifiques, Fauvelle-Aymar démontre que « l’afrocentrisme procède d’une tentative d’unification des communautés situées en position périphérique ». Ces assauts contre l’histoire confortent des velléités politiques cherchant à faire naître un nationalisme noir à l’échelle planétaire.
Dans cette guerre des mémoires et des affects, la Shoah s’impose en passage obligé. La lancinante comparaison avec le génocide juif ré-institue, dans l’esprit afrocentriste, une échelle de Richter des souffrances. François-Xavier Fauvelle-Aymar rappelle ainsi, dans un dernier article, comment on a fait des Juifs les têtes pensantes de la traite négrière en tentant de nuancer, de mémoire à mémoire, le poids de l’Holocauste pour envisager un éventuel « holocauste africain ». Etonnante concurrence des victimes qui compare pour mieux accabler. Tout part en l’espèce d’un affrontement verbal entre deux membres de la communauté hip-hop, Ice Cube, le rappeur noir et Bill Adler, le rappeur juif, le premier se faisant le défenseur d’un ouvrage sur la « responsabilité » des Juifs dans la traite des Noirs, The Secret Relationship Between Blacks and Jews (1991). S’ensuivit une vive polémique, qui ne tarda pas à toucher le milieu universitaire, puis les grands titres de la presse. Cette dénonciation plus idéologique qu’historique rappelait les débats autour des crimes du sang imputés aux Juifs au Moyen-Âge . Elle cherchait chez les Juifs des boucs émissaires adéquats qui pourraient nourrir un « ressentiment » prenant ses racines dans une situation sociale contemporaine – celle d’une communauté afro-américaine démunie et désemparée. Dans ce cas précis, François-Xavier Fauvelle-Aymar juge que nous avons affaire à un « antisémitisme qui se pare des vertus d’un discours historique ». Grâce à une critique minutieuse des discours afrocentristes, l’historien africaniste réussit son pari de déconstruire ces réappropriations de l’histoire. Gardons-nous pourtant, de tout manichéisme. Ce sont des universitaires blancs, à l’instar de Martin Bernal, qui se font parfois les apôtres les plus virulents de cette histoire révisée. Des historiens de formation peuvent aussi embrasser des interprétations douteuses…
Penser l’histoire sans la mémoire ?
Fauvelle-Aymar se révèle très habile dans son analyse des controverses intellectuelles et identitaires provoquées par l’afrocentrisme. Tel un passeur de savoirs, il rend compte des débats d’outre-Atlantique et réussit à leur donner un écho certain face aux problématiques françaises. Il se montre aussi convaincant lorsqu’il montre que même l’histoire la plus éloignée, celle de la Grèce antique, peut être sujette à revendications afrocentristes. Dès lors, il parvient subtilement à lier la violence des mots et la violence des actes dans ces guerres de mémoires toujours plus éprouvantes. Mais, à trop porter la focale sur l’afrocentrisme, il en oublie l’existence d’un archipel d’historiens occidentaux, certes isolés, mais qui se font les défenseurs d’une histoire explicitement eurocentrée, voire blanche. On pense à Bernard Lugan par exemple, qui, fasciné par les Boers-Afrikaners, n’hésite pas à vanter les bienfaits de la colonisation et s’habille en officier colonial pour ses cours magistraux à l’Université de Lyon III ! Peut-être serait-il utile de mener une étude sur ces « excitable speechs », ces discours de haine qui usent de la violence symbolique pour frapper les consciences. Une chose reste sûre pour Fauvelle-Aymar : à vouloir reprendre les armes de combat de l’eurocentrisme, les afrocentristes ont définitivement sapé l’intérêt de leur projet, dérivant parfois vers un racisme inversé des plus étonnants.
Faut-il dès lors, face aux appels répétés à la repentance coloniale, endosser une vision universaliste de l’histoire, dénouée de tout affect, de toute trace mémorielle ? On le sait, la mémoire, si elle invite bien trop souvent à l’affrontement, voire à la guerre idéologique, peut aussi se révéler utile, y compris pour l’historien. Les essais menés pour situer les discours eurocentrés dans leur contexte et montrer comment le regard des uns sur l’Autre peut conditionner notre propre récit historique, sont toujours et encore de l’histoire, à la manière de ce que François Hartog fit pour la Grèce et les Barbares . Ces pistes-là ouvrent sur une histoire moins eurocentrée et plus « globale ». Fauvelle-Aymar aborde -quoique de manière trop elliptique- cette question récurrente de la « vérité historique ». Il refuse de voir les historiens devenir des commissaires-priseurs qui devraient « dire la valeur de tel événement historique » et se demande si « la vérité peut (…) être simplement adjugée au plus offrant ». A bien lire entre les lignes, La mémoire aux enchères est, en fait, une invitation au « courage de la vérité », une recherche du « dire vrai » : non pas une vérité intangible, unique, indétrônable, mais une interrogation permanente sur cette vérité historique, entrelacs de discours et de pratiques. L’afrocentrisme met donc, ici, le trouble dans la neutralité axiologique chère aux historiens, ce qui n’est pas sans rappeler que le récit historique est lui-même le produit d’affects et de mémoires. Pourtant, et Fauvelle-Aymar ne le souligne pas assez, les dérives afrocentristes nous invitent aussi à de nouvelles interrogations, et encouragent, de manière rétroactive, la communauté des historiens à prendre à bras le corps la question des dominés, des subalternes et des déclassés, non point pour s’adonner aux bons sentiments mais pour éclairer, au plus près, la densité de l’histoire. L’histoire regorge de silences et de non-dits, et la mémoire joue alors ce rôle d’adjuvant dans cette exploration des zones sombres et moins sombres de l’histoire. Peut-être aurait-il donc fallu une dynamique plus positive dans cette mise au point, afin de ne pas seulement entretenir la conflictualité des mémoires et exciter les ressentiments des uns et des autres.
Quoi qu’il en soit, la lecture de ces trois articles demeure enrichissante, et nous rappelle pourquoi l’histoire reste un combat qui doit s’affranchir autant que possible de l’émotionnel pour investir le réel. La mémoire aux enchères fait donc partie de ces ouvrages, de ces petits livres de chevet, qui, à défaut de nous donner toutes les clés d’éclaircissement, ont le mérite d’entrouvrir de nombreuses portes, aussi passionnantes les unes que les autres