Un recueil de textes sur les origines du totalitarisme, sur la comparaison et les relations entre nazisme et communisme, sur l’héritage du totalitarisme communiste en Europe.
Communisme et totalitarisme rassemble 25 textes écrits par Stéphane Courtois ces douze dernières années. On connaît le spécialiste du PCF, collaborateur et ami de Annie Kriegel, le co-auteur et préfacier du Livre noir du communisme (1997), au centre de polémiques toujours vivaces, l’infatigable militant de la mémoire du communisme, hanté par la partialité de « l’antifascisme », c’est-à-dire la distorsion d’une conscience historique dans laquelle l’hypermnésie des crimes nazis va de pair avec l’amnésie de ceux du communisme. Ce profil, avec l’énergie généreuse et parfois provocante qu’y met l’intéressé, peut en cacher un autre, celui de l’historien dans son atelier, artisan de l’archive et voix dans la discussion des « grandes questions » sur le siècle de fer que la recherche historique permet de travailler.
En particulier, contre l’objection qui lui est régulièrement faite de réduire la trajectoire historique du communisme à ses crimes, Stéphane Courtois montre par ce livre que la mise au jour des crimes, dans toute l’ampleur et le détail de leur exécution, n’est pas un point d’arrivée mais un point de départ. Établir, rappeler les crimes est essentiel, pour déjouer l’amnésie et le mensonge, pour la mémoire des victimes et l’intégrité morale des vivants, mais ce n’est pas tout. L’enquête de Stéphane Courtois ne vise pas seulement à établir un récit véridique, elle entend aussi à dégager ce que ce récit implique pour la compréhension du siècle dernier : sur les origines du totalitarisme, sur la comparaison et les relations entre nazisme et communisme, sur l’héritage du totalitarisme communiste en Europe. Je m’en tiens ici à trois des « grandes questions » historiques que le livre discute : le rôle de la Grande guerre dans la naissance des totalitarismes ; l’interprétation de la longue fin du communisme en Europe (1953-1991) ; le sens de la comparaison entre nazisme et communisme et l’unicité de la Shoah.
Guerre et totalitarisme
François Furet et George Mosse ont développé la thèse du rôle matriciel de la Grande guerre dans les malheurs du siècle. « Bolchevisme et fascisme sont les enfants de la guerre », écrit Furet dans Le passé d’une illusion (Paris, 1995). La « brutalisation » des sociétés (Mosse), les violences de guerre, l’expérience de la mobilisation totale, avec la centralisation étatique des ressources et de l’organisation de la production, le rôle de la propagande, la militarisation du gouvernement (générale, même si elle est particulièrement accentuée en Allemagne), fournissent à la fois des expériences nouvelles susceptibles de modifier les représentations et les valeurs des peuples, et des concepts politiques inédits : nationalisme exacerbé, socialisme étatique et national, guerre comme vecteur de transformations sociales et politiques. Sans écarter complètement ce paradigme, Stéphane Courtois invite à le relativiser en insistant sur l’antériorité de la notion et de la stratégie de la guerre révolutionnaire dans l’intelligentsia révolutionnaire russe et en particulier chez Lénine, et sur la différence de nature entre la guerre, si meurtrière soit-elle, et la guerre civile permanente imaginée et mise en pratique par les bolcheviks dès 1917. L’argument est très stimulant, tout d’abord parce qu’il met au clair la tension entre le schème de la brutalisation et la théorie du totalitarisme : Arendt et Gentile, par exemple, ne se réfèrent pas ou peu à la guerre dans leur analyse des origines. L’impérialisme, la massification des sociétés, l’antisémitisme, les douleurs de la modernisation, tous ces facteurs précèdent la Grande guerre. Ensuite, la « révolution » bolchevique, si elle exploite l’effondrement de la Russie dans la guerre, n’en est en rien le prolongement. Les acteurs révolutionnaires russes — militants pacifistes ou soldats de garnison refusant de partir au combat — n’ont d’ailleurs pas participé à la guerre. Et, surtout, il y a une discontinuité essentielle entre la guerre « normale » que reste encore la guerre de 14-18 et la guerre révolutionnaire : la violence de la guerre civile prend des formes « totales » inconnues du répertoire militaire, y compris le plus sanguinaire. La pratique totalitaire a ses racines lointaines dans le terrorisme de 1792-1794, et immédiates dans les groupes révolutionnaires russes de la fin du XIXème siècle. Enfin, la brutalisation de la pensée de Lénine est bien antérieure à la Guerre et sa cristallisation se comprend mieux dans le contexte de la violence politique des années 1900-1913 en Russie (6000 assassinats politiques pour les seules années 1906-1908). La passion totalitaire est donc indépendante de l’expérience de la guerre.
Tout le style de Courtois est dans cette discussion : durcir une alternative, au risque du schématisme mais au bénéfice de la clarification de l’enjeu ; préciser les faits, les dates, les sources qui accréditent l’interprétation proposée ; souligner enfin la portée de la rectification factuelle, à savoir qu’elle fait apparaître les mouvements totalitaires comme des projets sui generis, l’invention au sens strict d’un type d’organisation et de violence politiques inédits, et non des produits des circonstances. C’est dès le départ que la « Révolution » d’octobre n’a rien d’une révolution (à la différence de celle de février), dans ses modalités comme dans son intention. La discussion n’est pas close, en particulier pour l’Italie et l’Allemagne, mais cette mise en perspective est scientifiquement utile et largement convaincante sur les faits russes. Elle renouvelle en outre la comparaison, sur la question de la constitution initiale des mouvements totalitaires : le nazisme et le fascisme italien présentent à première vue un tout autre tempo de la totalitarisation, plus progressif, mais finalement la même précocité des éléments doctrinaux et institutionnels que dans le modèle russe.
L’énigme de la fin du communisme
Autre débat, les transformations du communisme européen après la mort de Staline en 1953. Les données sont connues — d’un côté, la fin de la terreur de masse, la routinisation du régime, la mort lente de l’idéologie, de l’autre, le maintien de la langue de bois, d’une terreur douce et du « système communiste mondial » —, mais elles ne résolvent pas l’énigme : s’agit-il de la fin du totalitarisme et de sa transformation en régime autoritaire (c’est la thèse de Kryzstof Pomian), ou d’un totalitarisme « de basse intensité » comme le soutient Courtois ? La question a des résonances contemporaines directes car, comme le montre le livre, le « Dégel » de 1956 est à la fois le commencement de la fin (le PCF ne s’y était pas trompé) et la mise en place de l’auto-amnistie et de l’amnésie qui permettront au système de survivre encore près de quarante ans et qui expliquent les modalités si étranges de son effondrement : la combinaison de disparition sans reste et de recyclage plus ou moins sournois, et, à l’Ouest, l’impavide assurance des amis de « l’idée » communiste. L’originalité et l’efficacité de la terreur douce — très différente de la répression dans les régimes autoritaires ordinaires —, la continuité de l’entreprise impériale soviétique et des structures (et des hommes) mises en place à son service, la façon dont l’idéologie survit à la croyance révolutionnaire, tout cela accrédite la thèse du totalitarisme de basse intensité, tout en invitant à repenser le totalitarisme indépendamment des passions révolutionnaires dont il paraissait indissociable dans la théorie classique.
La comparaison qui ne passe pas
La comparaison des totalitarismes est un débat complexe, où les arguments en présence méritent d’être tous entendus : la comparaison des massacres va-t-elle au fond du phénomène ou n’est-elle pas finalement superficielle, moralement importante certes, mais peu éclairante ? Courtois avance des arguments puissants pour montrer que la comparaison des crimes n’est pas que morphologique. Il reprend l’analyse, de filiation arendtienne, du lien nécessaire entre idéologie et terreur, entre le projet de l’homme nouveau et la destruction de l’homme ancien, et, par conséquent, de la comparabilité essentielle de la construction et de l’élimination de l’ennemi « absolu » dans les différents régimes totalitaires. Mais cet argument bute sur « l’unicité » de la Shoah. On se souvient qu’une phrase de la préface du Livre noir contribua à enflammer la polémique. Isolée d’un passage sur la famine provoquée en Ukraine en 1932-1933, elle affirmait que « la mort de faim d’un enfant de koulak ukrainien délibérément acculé à la famine « vaut » la mort de faim d’un enfant juif du ghetto de Varsovie ». La lecture de ce livre vous convaincra que cette phrase était brutale, qu’elle manquait sans doute de tact, mais qu’elle est exacte et, ajouterai-je, utile. Ce qui est en cause n’est plus, aujourd’hui du moins, la réalité de la famine ukrainienne et son caractère génocidaire, c’est le sens du concept de génocide et la comparaison entre l’extermination des Juifs par les nazis et les autres génocides. Les quatre chapitres consacrés à la question du génocide de classe en régime communiste établissent le caractère génocidaire des massacres (« de classe » mais aussi ethniques) perpétrés par le régime soviétique mais aussi une comparaison raisonnée avec la Shoah, qui met au clair le rapport entre unicité et comparaison.
On pourrait dire en parodiant Jaurès que si un peu de comparaison avec le communisme éloigne de l’unicité de la Shoah, beaucoup de comparaison en rapproche. Ce n’est en effet pas tant le massacre qui est unique par son ampleur ou par ses méthodes , que la victime, en raison de son histoire singulière et de ce qu’elle symbolise. Le projet nazi d’élimination des Juifs est à part en raison de sa signification éthique et politique et de sa résonance avec un phénomène historique unique, ne serait-ce que par son extension dans le temps et l’espace, l’antijudaïsme. Les Juifs ont bien été un « ennemi absolu » comme les autres, comparables en ce sens aux autres ennemis absolus qui sont constitutifs des totalitarismes, mais ils ne furent pas que cela. Courtois traite sans ménagement le discours du mystère et de l’incomparabilité de la Shoah, mais il ne manque pas d’arguments pour soutenir que l’unicité de la Shoah ne doit pas empêcher ni l’explication ni la comparaison Il a raison de souligner la comparabilité massive des génocides totalitaires, même si on peut le trouver insuffisamment sensible à la signification unique de l’extermination des Juifs, du point de vue de l’histoire du peuple juif, et du point de vue de la morale universelle. Mais Courtois est d’abord historien et ses réflexions sur la question génocidaire ont l’immense mérite de nous obliger à clarifier ce qu’unicité veut dire. Le sentiment juif et européen de la différence unique de la Shoah n’est pas un classement dans l’échelle du massacre et de la souffrance, il repose certes sur la singularité d’une entreprise planétaire d’anéantissement mais d’abord sur la signification de cet anéantissement. C’est pourquoi le travail des historiens est indispensable, pour établir et comparer les faits, et néanmoins non conclusif. Comme l’écrit Alain Besançon, « le problème de l’unicité de la Shoah ne peut trouver de solution complète universellement reçue » , parce que cette unicité doit être pensée non seulement sur le plan des faits, mais aussi de la signification. Cette signification ne peut être que controversée et douloureuse, en raison de ses implications morales et religieuses universelles.
Il y a une différence immense, fût-elle parfois obscurcie par les passions, entre le confusionnisme intéressé de ceux qui brandissent l’unicité de la Shoah pour ne pas désespérer Billancourt (pour euphémiser les crimes du communisme) et le travail de mémoire et d’histoire de la Shoah, aussi inachevé et aussi nécessaire à la compréhension du siècle de fer que la mémoire et l’histoire du communisme. Sans suivre Stéphane Courtois en tout point (et dans la forme), je crois qu’il faut lui savoir gré d’obliger par ses arguments à placer la question de l’unicité de la Shoah sur son juste terrain, au lieu de la confondre avec les Jeux Olympiques du martyr