Une nouvelle preuve du dynamisme des Presses Universitaires de Rennes en matière d'édition d'ouvrages sur le cinéma, et au-delà: ici sur l'oeuvre protéiforme (filmique, plastique) d'Agnès Varda.

Publication des actes d’un colloque tenu à Rennes en 2007, Agnès Varda : Le cinéma et au-delà réunit un ensemble de textes regroupés en cinq grandes parties : "Capter l'air du temps", "Varda et les autres arts", "D'un film à l'autre, d’un genre à l’autre", "Auto-représentations", "Varda plasticienne". Certains thèmes se retrouvent d’un texte à l’autre, ce qui génère des phénomènes d’échos, tisse des espaces de dialogue(s) entre les différentes contributions, soulignant leur complémentarité. Le parti-pris de ce volume est bien de rendre compte de la richesse de l’œuvre d’Agnès Varda dans ses multiples dimensions, notamment ses prolongements extra cinématographiques ou ses travaux au croisement de plusieurs arts.

Un texte comme "La couleur et le style visuel dans Le Bonheur" (de Richard Neupert) annonce clairement la teneur générale du livre : l’analyse se déploie à partir de l’observation détaillée d’éléments formels, en déjouant le symbolisme trop évident de la codification des couleurs. Tout en effectuant une description minutieuse de l’esthétique du Bonheur (1964) Neupert donne parfois la parole à Agnès Varda – il en parle comme d’une des grandes coloristes du cinéma français de son temps avec Godard et Demy –, afin de contrebalancer certaines lectures trop interprétatives. La cinéaste explique elle-même qu’elle associe les couleurs (par exemple, le violet) à des sensations personnelles et non à des réflexions pré-établies. D’où l’intérêt de ne pas se contenter de généralités où de souvenirs imprécis lorsqu’on réfléchit sur un film.

De manière générale, les auteurs des articles évitent de cantonner le travail de Varda à un domaine d’expression particulier, même si le cinéma apparaît naturellement comme le fil conducteur. Un fil conducteur ouvert néanmoins, non restreint à un genre déterminé (fiction, documentaire), à une seule pratique artistique. Plusieurs contributeurs exposent ainsi la manière dont l’art de Varda s’enrichit de cette palette d’éléments que sont la musique, la danse et les arts plastiques au sens large. Citons notamment le travail sur l’image fixe et/ou animée, présent très tôt dans son travail (Salut les Cubains, 1962-1963) jusqu’à aujourd’hui (voir Ydessa et les ours, 2004, véritable essai sur la photographie par certains aspects), ni ses installations conçues pour être montrées et exposées à la Fondation Cartier à Paris.

Remarquons au passage que l’œuvre d’Agnès Varda n’a pas eu à pâtir d’un processus de muséification rigide et stérilisant en accédant à des espaces d'exposition autres que la salle de cinéma. Au contraire, son approche empreinte de nuances, de subtilités et de liberté, est aussi présente et vivante dans les installations que dans les films – même lorsque ces derniers sont habités par le thème du vieillissement, du deuil ou de la disparition (Cléo de 5 à 7, 1961, Sans toit ni loi, 1985,…). Aboutissement de cette démarche, son dernier long-métrage à ce jour, Les Plages d’Agnès, 2007, paraît avoir eu recours au dispositif de l'installation pour explorer les méandres de la mémoire, arpenter plusieurs espaces, tel un labyrinthe ou un miroir promené sur des lieux à la fois fixes et mouvants : les plages.


Le thème (comme le motif plastique) du miroir, justement, fait l’objet de deux articles respectivement signés Esteve Riambau ("La caméra et le miroir : portraits et autoportraits") et Dominque Bluher ("La miroitière. À propos de quelques films et installations d’Agnès Varda"). Esteve Riambau relève notamment les modalités d’apparitions de l’artiste à l’image (autoportrait), émet l’hypothèse d’un cinéma composé de plusieurs espaces (elle parle judicieusement de cercles concentriques), étudie les croisements entre la peinture et le cinéma, le thème de la dualité et la manière dont la conscience de la mort imprègne cet univers. Dominique Bluher introduit pour sa part une nuance intéressante aux allures de paradoxe en soulignant qu’aucun des "essais (auto)portraitistes ne présente le moindre signe d’égotisme". L’effet de miroir réside aussi dans le dialogue entre les films, les photographies et les tableaux, qui se répondent continuellement. Le miroir est donc un élément mouvant : objet, symbole et métaphore, voire même moteur narratif. Signalons que son film donné comme le plus autobiographique, Les Plages d’Agnès (2007), est en effet loin de constituer un monument érigé à un quelconque culte du Moi, tant il demeure attentif aux êtres, aux choses qui parcouraient les dites plages.

Par ailleurs, au fil des contributions, la séparation entre travaux "majeurs" et "mineurs" tend à disparaître. Plusieurs auteurs nous rappellent le soin que Varda porte à l'édition DVD de ses films, et tout particulièrement à leurs bonus, conçus comme des points de dialogues avec tel ou tel fragment de l'œuvre.

Salut les Cubains est un de ses films les plus méconnus, de durée réduite : à peine une demi-heure. On y retrouve un caractère subjectif affirmé qui n’empêche pas une grande attention au monde et aux autres, bien au contraire. Selon Sylvain Dreyer, qui replace Salut les Cubains au sein du cinéma militant des années 1960 et du "récit de voyage en terre socialiste", un phénomène particulier survient, car "paradoxalement, la mise en avant du point de vue subjectif produit un gain d'authenticité". L’auteur étudie les moyens esthétiques et la rhétorique mis en place dans Salut les Cubains, et cette préoccupation est partagée par tous les contributeurs de la partie consacrée au versant politique de l’œuvre vardienne ("Capter l’air du temps"). Qu’il s’agisse de l’article de Sylvain Dreyer, ou de celui de Claude Murcia ("Soi et l’autre (Les Glaneurs et la Glaneuse)"), de celui de David Vasse sur Sans toi ni loi ou de celui de Brigitte Rollet à propos des théories féministes, une grande attention est toujours accordée aux questions esthétiques. Le lecteur peut légitimement se réjouir de cet intérêt constant porté aux éléments formels pour appréhender les questions politiques, sociales ou de genre. Car face à une œuvre où, pour reprendre l’heureuse expression de Claude Murcia, "la voix ne surplombe plus l'image, elle l'accompagne", c’est bien l’esthétique qui est porteuse d’une véritable éthique. Et la référence à Chris Marker proposée dans ce livre est tout à fait bienvenue sur ce point, lui et Varda portant l’intérêt que l’on sait aux questions liées à la mémoire, au souvenir (historique, politique, poétique…), même si leurs univers filmiques possèdent des cohérences et des modalités formelles différentes.


Pour aborder une œuvre de l’importance de celle d’Agnès Varda, l’ouvrage collectif était-il le support adéquat ? Spécialement lorsqu’il est issu de colloques, ce type de publication s’apparente souvent à un patchwork hétéroclite, généralement lésé par des contributions d’intérêt inégal. Or ici, les contributions sont toutes de haute qualité, et l’approche collective finit par évoquer elle-même une sorte d'installation, avec ses passerelles et ses espaces de rencontres. Au final, la forme de l’ouvrage sied admirablement au cinéma (et au travail plastique) d’Agnès Varda, qui ne vise pas l’élaboration d’une totalité mais se situe résolument du côté de l’approche fragmentaire – comme l’écrit Dominique Bluher, à propos de ce qu’elle désigne comme une poétique du "portrait-puzzle qui prend pied dans le réel et plonge la pensée dans le réel". Il ne s’agit pas là d’un jeu ludique postmoderne, mais bien d’une façon de se confronter au monde et au réel avec ses propres moyens, qui sont pour Varda : l’art de concilier l’inventivité formelle avec l’attention à l’autre (et à soi-même), la beauté (vouée à se défaire) avec le corps en souffrance ou en errance ; l’art, enfin, de composer une esthétique (et donc une éthique) à la hauteur de ces enjeux d’images.