Un ouvrage quelque peu désordonné qui tient plus du commerce d'opinions rapides que d'un laboratoire d'idées éprouvées.
Répondre, ou tenter de répondre, à la question "Les Français sont-ils antisémites ?" en cent pages et neuf renvois bibliographiques , sans que les auteurs aient réalisé, ou fait réaliser, spécifiquement pour cet ouvrage (je souligne) une seule étude de terrain, un entretien, un questionnaire ou une étude statistique de première main, mais en faisant référence à des études passées ou des expériences personnelles comme témoin, nous éloigne quelque peu de la démarche sociologique, ou du moins la réduit considérablement . C'est dans une optique à consonance philosophico-politique (existentialiste ?) que les deux auteurs, journalistes, ont entamé ce dialogue non débarrassé de toute idéologie sur " la question de l'antisémitisme en France [abordée] comme une exploration " .
Une analyse à tendance communautaire
L'ouvrage se place dans le registre de la juxtaposition, la coexistence, de communautés d'identités intégrées .
Dès l'introduction, Léonard Vincent nous parle d'une première communauté, "les Juifs de France" - les "citoyens juifs de France" - et non des Français juifs, des "Français d'origine juive" , réduit à "leur appartenance à une communauté (…) la communauté juive de France" qui, selon ce journaliste, est souvent identifiée à l'Etat d'Israël ("l'Etat juif" , "l'Etat hébreu" , "l'Etat des Juifs" ) ou "une mystérieuse " finance internationale" " . A ses côtés, d' "autres communautés – musulmans comme Noirs de France" . Ces communautés distinctes participeraient à une "lutte (..) pour faire valoir [leurs] souffrances " face au racisme et à la xénophobie, à une compétition victimaire et mémorielle.
Un certain nombre de propos nous feront penser que la notion de communauté n'est pas abordée ici comme synonyme de communautarisme , mais qu'elle s'inscrit dans le constat subjectif que " le modèle républicain est en train de changer, par le haut et par le bas " .
En exposant ensuite dans cette introduction que "les 500 000 Juifs du pays (…) sont en droit de se poser une question simple : "Les Français sont-ils antisémites ?" , Léonard Vincent, peut-être sans s'en rendre compte, vient de faire surgir une question explosive : "Les 500 000 Juifs du pays" sont-ils des Français comme les autres ? Y aurait-il dans notre pays, les Français d'un côté et les "500 000 Juifs" de l'autre ? Serait-ce deux "communautés" distinctes ? Question annexe, un "Juif du pays" ne pourrait-il jamais être antisémite (et/ou antisioniste) ?
De quoi parle-t-on ?
Pour Elisabeth Lévy, l'antisémitisme "ne désigne pas la détestation d'une religion ou d'une croyance" propre à un individu ou un groupe, ce que l'on a nommé l'antijudaïsme, mais la détestation (via des textes, des pensées, des actes) d'un groupe humain spécifique, "un peuple" , caractérisé comme juif, le "peuple juif" . Cet antisémitisme peut prendre de multiples formes, antireligieuses, politiques, culturelles, existentielles et il "va de pair avec la détestation d'Israël" . En y ajoutant cette dernière touche, nous entrons dans ce que Pierre-André Taguieff a nommé "La Judéophobie des Modernes" . En face, pour Robert Ménard, l'antisémitisme connu et reconnu est d'abord celui de "l'expérience quotidienne" de son enfance à Oran, "un antisémitisme ordinaire" fait de méfiance et de distanciation sur ce "monde à part " , sur "ces gens différents" , jusqu'à le rencontrer en Libye (accompagné de négationnisme), au Liban, en Égypte ou dans le golfe Persique.
Faisant preuve d'attention, il convient pour Robert Ménard d' "utiliser le mot "antisémite" (…) avec une grande prudence [afin de ne pas] y recourir à tort et à travers [et] prendre garde à ne pas en abuser à l'égard de propos qui ne seraient que malheureux ou fondés sur des préjugés" . Les "accusations excessives [et] parfois non fondées [pouvant] se retourner contre [leurs auteurs]" . Elisabeth Lévy pour sa part précise qu'il importe "d'éviter les discours symétriques de l'exagération [où l'on voit des antisémites et des fascistes partout] et de la minimisation [qui refuse ou nie la chose]" , reconnaissant à la fois l'existence d'un nouvel antisémitisme focalisant sur un type particulier de critique envers Israël et l'existence d'une "critique non antisémite d'Israël" .
Des indéfinis comme arguments
Un des problèmes majeurs de cet ouvrage est l'emploi récurent d'indéfinis comme arguments. Le problème avec les entités non définies c'est de ne pas savoir précisément de qui l'on parle : quid de "mouvements politiques hétéroclites, recrutant dans les extrêmes politiques et religieux" , d' "organisations révolutionnaires [qui copinent] avec le Hezbollah" , des "organisations d'extrême gauche" , de "l'extrême gauche actuelle" , de "la gauche radicale" ou "une partie de la gauche radicale" , d' "un discours antisémite à peine maquillé [qui] a pénétré les marges de la gauche française" , des "gauchistes" , de "l'opinion de gauche" . L'extrême droite française semble avoir déserté le paysage politique et social sur la question antisémite.
Quid aussi des "banlieues française" , de "certaines banlieues" , de "l'antisémitisme des banlieues" , de "nos banlieues" , de "nos banlieues et ailleurs" . Quand on lit que "les banlieues où d'importantes communautés juives cohabitent avec une majorité" arabo-musulmane "sont devenues les principales "lignes de front" " , doit-on considérer que cette typologie s'applique à l'ensemble des banlieues ? Si non lesquelles ? Cette " "haine des Juifs" moderne qui aurait libre cours en France, notamment dans les banlieues" demande moins de faits conditionnels que de faits présents, même en convoquant "le " choc des civilisations" " ou "un changement culturel dans la population d'origine immigrée [où] la compétition sociale dans les cités se joue sur le terrain de l'islam" . La méthode d'enquête, elle, bat la campagne.
Désigner sans justifications empiriques des types de populations, "une partie des Français d'origine maghrébine ou africaine" , des "personnes âgées, sans diplômes et situées très à droite de l'échiquier politique" , comme antisémites, considérer aussi que l'antisémitisme trouve "son terreau dans la gabegie urbanistique et démographique de nos banlieues" , le tout sans s'appuyer sur des sources et plus d'argumentaire est pour le moins léger.
Un propos comme "il semble [que l'antisémitisme] progresse et en tout cas, qu'il ne régresse pas" ou une question telle que "(…) depuis quand avez-vous le sentiments que l'antisémitisme est une réalité inquiétante en France ?" dont la réponse commence par "J'aurais du mal à être précise. Je ne sais pas à quel moment, mais l'atmosphère a changé" , ne nous aide pas à sortir du flou et de l'indétermination.
En considérant le sociologue Laurent Mucchielli comme "un marchand de pianos" on finit de se désespérer de la méthode et on élimine radicalement une contre-argumentation étayée sur des travaux .
Un mauvais titre
Une fois plantés le décor et un minimum de définition, on peut s'attendre à rentrer dans le vif du sujet. L'objet de l'ouvrage laisse penser que l'on va aborder "la question de l'antisémitisme en France" , de la pensée et l'idéologie de ses citoyens, et savoir si les Français sont antisémites.
En réalité, son contenu se focalise sur une autre problématique, celle de la "question israélienne" , d'Israël comme État, des pays arabes et du conflit israélo-palestinien/israélo-arabe , avec presque autant de polémique que le dialogue entre Pascal Boniface et Elisabeth Sclemla , mais moins riche que celui entre Rony Brauman et Alain Finkielkraut . Est-ce parce que, pour Robert Ménard, "il existe un lien "organique" évident entre cette haine et la guerre au Proche-Orient" ? Ou est-ce à cause, pour Elisabeth Lévy, d' "esprits que l'école publique a renoncé à former à l'argumentation raisonnée [associé au ] pouvoir de convocation de la télé [qui nous permettent de comprendre] pourquoi des gamins nés à Aubervilliers se rêvent en héros défiant les chars israéliens" ?
Alors les Français sont-ils antisémites ? Cette question sera sans réponse et on refermera cet opuscule en restant sur notre faim de savoir, de faits, de références, de sources et de méthodes.