Une brillante réponse à l’histoire controversée de l’Occident médiéval qu’exposait Sylvain Gouguenheim dans son Aristote au Mont-Saint-Michel paru l’an dernier.

En 2008, Sylvain Gouguenheim, professeur à l’ENS de Lyon, publiait un ouvrage intitulé Aristote au Mont-Saint-Michel. Cette publication fut suivie d’une vive polémique, animée, notamment, par des journalistes et des historiens. Certains considéraient qu’il s’agissait d’un ouvrage d’opinion plus que de recherche historique, sous la plume, néanmoins, d’un historien reconnu pour ses travaux sur les chevaliers Teutoniques. Paru récemment, Les Grecs, les Arabes et nous se veut une réponse documentée et stimulante à l’essai de Gouguenheim, analysé par les auteurs comme relevant de “l’islamophobie savante”, et partie prenante d’une logique plus vaste, dont elle ne serait qu’un avatar (sont souvent cités, entre autres “historiens-idéologues” de cette mouvance, Rémi Brague et Thierry Camous).

Pour ceux qui n’auraient pas lu l’ouvrage de Gouguenheim, une phrase qui en est issue, citée dès l’introduction de l’ouvrage collectif Les Grecs, les Arabes et nous, est éclairante : “Si l’Europe doit la Renaissance à l’Islam, il faut comprendre pourquoi ce dernier n’a pas en retour participé à notre Renaissance. On méconnaît souvent, ou on dévalorise parfois, le passé européen, tandis que l’on vante celui de l’Islam. La honte et l’orgueil se font face. Il n’y a pas là de quoi fournir un dialogue fructueux”   . En retour, Les Grecs, les Arabes et nous n’a pas pour objectif de construire un dialogue fructueux avec Gouguenheim. Il a plutôt pour ambition de déconstruire ce qui, selon ses auteurs, relève à la fois d’une “méconnaissance du sujet » (fiabilité et interprétation des sources convoquées remises en cause, étrange passage sous silence de l’Espagne arabo-andalouse…), et du retour à une “bijection simple” (entre un “nous” mythifié et homogénéisé, et un “eux” essentialisé et atemporel). En effet, les procédés de Gouguenheim ne sont pas sans rappeler Le choc des civilisations de Samuel Huntington   : ils sont identifiés, par le collectif d’auteurs, comme la marque d’une « démarche post-coloniale » (dont les propos politico-médiatiques de certains sur la “repentance” ne sont guère éloignés), et permettent de solder un passé qui ne passe pas et de redorer un blason terni par les périodes sombres de notre Histoire.

Dans l’ouvrage Aristote au Mont-Saint-Michel, le propos de Gouguenheim vise, d’après ces historiens, à réduire l’héritage d’un “Islam des Lumières”. Il n’aurait finalement pas joué un rôle fondamental dans les connaissances transmises aux Européens, tout au mois celles ayant trait au savoir grec. Plus fondamentalement, il s’agirait de nier à l’Europe toute “racine musulmane”, ne voyant dans sa construction qu’un continuum chrétien à travers les époques successives. A cette fin, Gouguenheim convoquait notamment des moines du Mont-Saint-Michel qui ont, d’après lui, été pionniers dans la traduction des textes d’Aristote. Il allait même jusqu’à laisser entendre que les érudits d’aujourd’hui s’appliquent à masquer sciemment la réalité de l’œuvre accomplie par les traducteurs chrétiens de langue latine. Cet argument est infondé dans la mesure où l’ensemble des ouvrages consacrés aux “transferts culturels” médiévaux soulignent le rôle de ces traducteurs, de manière non polémique et sans arrière-pensée contemporaine.

La démonstration de Gouguenheim semble avoir pour seul objet d’occulter la “dette” de l’Europe à l’égard de l’aire arabo-musulmane, en en relativisant l’ampleur et en en contestant la primauté quant à la réappropriation de l’héritage hellénique. A l’appui de leur thèse, les auteurs (appartenant tous aux institutions de recherche les plus prestigieuses, et, bien souvent de renommée internationale) utilisent deux procédés critiques pour nier le bien-fondé des écrits de Gouguenheim. D’une part, ils se penchent méticuleusement sur ses arguments, pour en démontrer la vacuité, par exemple dans le premier chapitre intitulé “Qui connaît Jacques de Venise ?”. Ils montrent ici que très peu d’informations sont connues sur ce personnage, à commencer par les doutes qui existent sur le simple fait que ce clerc de Venise ait effectivement séjourné à cette époque au Mont-Saint-Michel. Dans le deuxième chapitre, intitulé “Les Latins parlent aux Latins”, Alain de Libera explique comment l’histoire de la pensée théologique se transforme chez Gouguenheim en une théologie de l’Histoire, au service de ce qu’il rapproche d’un “poujadisme antiacadémique”   . Le texte d’Hélène Bellosta à propos des mathématiques est également édifiant quant à l’ignorance de Gouguenheim et les manipulations chronologiques dont il use et abuse. Quant au quatrième chapitre, intitulé “Les Grecs sans Byzance” et rédigé par Christian Forstel, il permet de prendre du recul pour disqualifier la démarche de Gouguenheim : en montrant que l’opposition irréductible entre le Moyen Âge et la Renaissance fait peu de cas de la fonction de passerelle qu’a joué l’empire Byzantin dans l’histoire européenne, l’auteur met en évidence le fait que nier la place de l’enrichissement mutuel dans la construction des civilisations (en l’occurrence, le rôle d’un grand lettré de Constantinople, Chrysoloras, proche de l’empereur Manuel II) constitue un non-sens historique.
D’autre part, pour ramener Gouguenheim à ce qu’ils jugent être son véritable objectif, ils s’efforcent de replacer ses écrits dans le contexte intellectuel actuel. Ils les éclairent à l’aune de débats saillants, qu’ils soient de type méthodologique (Blaise Dufal dans “Faire et défaire l’histoire des civilisations”, autour de l’enjeu du comparatisme et de la notion aux contours flous de “civilisation” hérités de Braudel), ou de nature politique (chapitre 5: “Avicenne à Ratisbonne”, au sujet de la controverse suscitée par le discours du pape Benoît XVI en 2006). Ainsi se dessine un paysage où l’histoire de l’Europe, fruit de la fusion entre raison grecque et foi chrétienne, ne serait qu’une longue aspiration à la modernité, quand l’histoire de l’Islam, irrationnelle et obscurantiste, n’y aurait joué qu’un rôle dérisoire. Gouguenheim estime même que les langues sémitiques seraient impropres à rendre compte du logos grec. La langue arabe constituerait donc, d’après lui, un obstacle irrémédiable à la science et à la réflexivité ! Les termes “alchimie”, “algèbre”, “almanach”, “astrolabe”, “chiffre”, “mazagran”, “nénuphar” et “talisman” ne sont pourtant pas le fruit du “hasard”… La réflexion de Gouguenheim n’est donc pas à son “zénith”, elle aurait bien besoin d’un “élixir” de jouvence, et aurait mieux fait de ne pas sortir de son “alcôve”...


Au-delà du débat historiographique instructif, c’est avant tout la variété des thèmes évoqués et, en miroir, la cohérence se dégageant de l’ouvrage qui constitue la caractéristique essentielle de ces 372 pages. Le livre parvient à présenter une vision pédagogique de l’histoire des sciences, ouverte au profane sans que le spécialiste n’y perçoive une vulgarisation simpliste. L’ouvrage insiste dans cette optique sur le manichéisme de Gouguenheim et le fait que son travail s’apparente davantage à un programme politique qu’à une étude scientifique   . L’ouvrage met à cet égard l’accent sur son oubli incompréhensible de pans entiers de l’histoire de l’Occident (chapitre 3 : “Le Judaïsme, tiers exclus de l’Europe chrétienne”), omis à dessein. Il convainc autant, sur la forme, du fait de la justesse de son ton, tour à tour polémique et distancié, que, sur le fond, grâce au sérieux de la démonstration. Il parvient efficacement à illustrer le fait que la philosophie du Moyen-Age et la science moderne ont été successivement enrichies grâce aux héritages grec, latin, arabe et juif.
En définitive, cet ouvrage n’est pas seulement un plaidoyer pour la connaissance des cultures, qui aurait pu être lénifiant. Ce n’est pas non plus un règlement de comptes historiographique, qui aurait pu se résumer à des attaques ad hominem contre un historien dont il apparaît qu’il est désormais l’une des figures de proue de l’islamophobie savante. C’est encore moins une entreprise de “bourrage de crâne”, qui aurait pu décevoir les lecteurs par ses visées idéologiques. Il s’agit véritablement d’une enquête étayée, précise, parfois même au risque de se perdre dans ce que le lecteur non spécialiste peut considérer comme des détails. En somme, une invitation à la vigilance et à la quête continue du savoir historique. A une époque où l’histoire est trop souvent utilisée à des fins politiques avouées ou inavouables, Les Grecs, les Arabes et nous évite des écueils dans lesquels il aurait été facile de tomber. A n’en pas douter, il s’agit là d’un ouvrage de salubrité publique.