Une synthèse personnelle de l’ensemble de l’œuvre (allemande et américaine) de Fritz Lang.

 Sur la quatrième de couverture, Jean-Loup Bourget explique que son ouvrage est une tentative de réponse à un questionnement très personnel, mais que tout cinéphile – et plus largement tout amateur d’art – a pu se poser un jour : comment se fait-il que j’apprécie, chez un artiste, les œuvres qui lui plaisent – à lui – le moins ? Cette question peut paraître oiseuse la plupart du temps : nous savons que l’artiste est souvent très mal placé pour juger ses propres œuvres. Mais dans le cas de Fritz Lang, cette question recoupe un autre débat, celui qui oppose les admirateurs de son œuvre allemande (Les Trois Lumières, Les Nibelungen, M le maudit, la série des Mabuse), et ceux de son œuvre américaine (Le Ministère de la peur, Moonfleet, La Femme au portrait, Règlement de comptes). Ainsi ont pu s’opposer, par exemple,  Jean Domarchi défendant dans les années 1950 la "rigueur insurpassable"   des films hollywoodiens, où le respect des contraintes du système des studios avait éliminé tout le "bric-à-brac expressionniste"   des premiers films, et Noël Burch vantant dans les années 1970 la perfection formelle de la "combinatoire totalement cohérente"   que constitue M le maudit, avant que Lang ne sombre et ne devienne un réalisateur hollywoodien "interchangeable"   . Quant à Lang lui-même, il tranchait en faveur de son œuvre allemande (on se souvient de sa réplique dans Le Mépris de Godard, lorsque Piccoli et Bardot lui parlent de Rancho Notorious : "Moi, je préfère M !"). Admirateur aussi bien de Moonfleet que des Trois Lumières, Jean-Loup Bourget pose donc la question : être en désaccord avec Lang lui-même sur l’évaluation de sa production, cela signifierait-il qu’on ne comprenne ni l’œuvre de Lang, ni ce que le cinéma peut offrir ?

L’ouvrage de Bourget tend tout entier à réfuter cette idée. Il parcourt l’ensemble de l’œuvre de Lang et en éclaire tous les aspects, aussi bien par l’exploration des références qui l’émaillent que par le rappel des nombreux angles d’analyse qui lui ont été appliqués (politique, psychanalytique…). Cela le conduit à affirmer qu’il n’y a pas, malgré les apparences et en dépit d’une ample littérature polémique, d’opposition majeure entre les parties allemande et américaine de l’œuvre de Lang ; les deux forment un tout dont la cohérence est maintenue par un tissu de thèmes et de références communes. En revanche, les contraintes du système hollywoodien ont obligé Lang à "s’avancer masqué"   dans ses films américains : on retrouve donc bien dans ceux-ci la marque propre de Lang, mais dissimulée. Ces films gagnent alors en profondeur ; même s’ils peuvent paraître en effet beaucoup moins originaux que les films allemands, ils regorgent en fait "d’effets de sens enfouis"   .

L’auteur tente alors de recomposer toute l’œuvre de Lang à partir de ce qui semble bien être une "scène primitive"   chez ce cinéaste : le meurtre d’une femme. On retrouve en effet cette situation à l’origine de nombre de ses scénarios : on songe bien sûr au meurtrier de petites filles de M le maudit, ainsi qu’à Rancho Notorious, dernier des trois westerns de Lang, qui relate la vengeance d’un homme après le viol et le meurtre de sa fiancée. Mais on pourrait citer beaucoup d’autres exemples (Le Ministère de la peur, Le Secret derrière la porte) de cette constante langienne. Le cinéaste avait lui-même été soupçonné d’avoir assassiné sa première femme, morte dans des circonstances encore non élucidées, alors que sa liaison avec Thea von Harbou avait déjà débuté : un événement qui peut contribuer à expliquer la noirceur de son œuvre. Tous ses films tendent en effet à montrer qu’il peut exister un criminel en chacun de nous ; en cela, Lang reprend la thématique biblique du péché originel. On trouve par exemple une allusion appuyée à cet épisode biblique dans un gros plan de Liliom (1934) et, de manière beaucoup plus discrète, dans un détail du décor de La Femme au portrait (1945). Pour Lang, la violence propre aux descendants de Caïn est intimement liée à la tentation d’Adam par Eve ; le désir engendre le meurtre, et la folie complète ce qui constitue, selon Jean-Loup Bourget, un "triptyque langien"   . Les figures de M ou de Mabuse (mégalomane assoiffé de pouvoir qui, bien qu’interné, poursuit ses agissements criminels) en constituent des exemples frappants.

Mabuse justement, personnage dans lequel de nombreux exégètes ont vu une préfiguration du nazisme ou de Hitler lui-même, nous permet de revenir sur l’itinéraire politique de Fritz Lang. Sur ce point, l’ouvrage de Jean-Loup Bourget propose de revenir sur l’image classique d’un Lang farouchement opposé au nazisme, qui aurait quitté à la fois l’Allemagne et une épouse et collaboratrice dénuée de talent mais nazie dans l’âme, Thea von Harbou. Cette image ne résiste pas à l’examen des films eux-mêmes : si M le maudit ou Metropolis ont pu être interprétés à la fois comme dénonciation ou apologie du fascisme, c’est bien parce que l’ambiguïté est un élément spécifique de l’œuvre de Lang, qui repose sur le renversement des conventions et des rôles établis (par exemple la pègre effectuant le travail de la police et de la justice dans M). Plus qu’un « message » politique univoque, il faut y chercher ce qui fait la cohérence profonde de toute l’œuvre de Lang : le traitement tragique du fait divers ou du feuilleton, élevé ainsi aux dimensions de l’épopée. On retrouve ce mécanisme de manière exemplaire dans Rancho Notorious, où le procédé de la personnification de la mort, déjà présente sous forme allégorique dans Les Trois Lumières et Les Nibelungen, est repris, mais disséminé entre trois personnages différents, afin de correspondre aux règles du récit hollywoodien : encore une preuve du fait que Lang "s’avance masqué"   sans laisser de côté ce qui fait la force de ses premiers films. Ce sens tragique est ce qui différencie par exemple nettement Lang de Hitchcock. Hitchcock serait en effet "plus mélancolique que tragique"   , selon Jean-Loup Bourget ; l’inflexibilité de Lang qui, contrairement à son rival ne cèderait en rien aux désirs du spectateur, fait qu’il serait "objectivement plus grand"   .

L’auteur procède donc, à partir de la justification de ses goûts personnels de cinéphile, à une réhabilitation assez convaincante de l’œuvre américaine de Lang, en lien avec son œuvre allemande. Il invite à adopter une position médiane, sans opposer de manière trop stricte ses films allemands et américains pour les besoins de telle ou telle théorie du cinéma, comme cela a trop souvent été le cas jusqu’ici. Si le lecteur ne peut qu’approuver cette position de bon sens, il peut aussi en revanche parfois se sentir un peu perdu dans l’abondance d’anecdotes et références érudites de l’ouvrage (l’évocation d’un film tourné par Peter Lorre à la fin de sa carrière, le détour par le "mac-mahonisme")   , qui certes manifestent une culture considérable, mais ne contribuent pas toujours de manière décisive à l’argumentation. La singularité de ce livre, qui tient au caractère personnel de son point de départ, est donc peut-être également ce qui fait sa limite ; il n’en reste pas moins que le livre de Jean-Loup Bourget se lit agréablement et peut constituer une bonne introduction à l’œuvre filmique de Lang.