Un numéro stimulant de la revue Pouvoirs qui explore dans toutes ses nuances le statut que l’homme confère aux animaux.

"A partir du moment où l’espèce humaine est désignée comme un coupable et une cible, tout devient possible", résume Jean-Christophe Rufin dans l’épilogue du roman Le Parfum d’Adam, qui retrace les menées d’une organisation écologique extrémiste. A l’heure où les progrès dans la connaissance du génome font apparaître toujours plus clairement la continuité entre l’homme et l’animal, la remise en cause de l’exception humaine ouvre en effet la voie aux idéologies les plus radicales.

Loin des excès du militantisme, les contributeurs à ce numéro de la revue Pouvoirs (Seuil) se livrent à une réflexion critique, sans exclure ce qu’elle a de profondément politique, sur les liens qu’entretiennent animalité et humanité. Un sujet d’actualité, si l’on en croit la parution en septembre de la revue Critique (n° 747-748) intitulée "Libérer les animaux ?" et le thème du forum Le Monde/Le Mans  organisé mi-novembre autour de la question "Qui sont les animaux ?", auquel France Culture a consacré une émission spéciale.

Les différents articles sont autant de dépassements de l’alternative entre, d’une part, les tentatives séculaires pour définir ce qui distingue l’homme parmi les êtres vivants, et, d’autre part, la banalisation de l’espèce humaine prônée par les mouvements animaliers. Les auteurs prennent plutôt le parti de faire apparaître dans toute leur complexité les entrecroisements qui unissent l’homme aux autres espèces. Ils explorent ainsi une troisième voie qui a ses applications aussi bien dans l’épistémologie   que dans le domaine du droit, largement étudié.

L’approche juridique est l’occasion de replacer dans une perspective historique les interdits liés aux animaux, depuis la zoophilie proscrite par le droit canon jusqu’à la prise en compte grandissante dans les codes pénaux européens, à partir du XIXe siècle, des souffrances causées par la vivisection, les combats d’animaux ou les maltraitances. Peu à peu se dessine ainsi une catégorie juridique qui remet en cause la traditionnelle summa divisio entre sujet et objet, personnes et biens.

Malgré l’importance symbolique de cette protection, il est également fait état de ses limites. Le caractère peu contraignant des outils développés par le droit international ou les lacunes du droit européen peuvent conduire à l’abattage intégral de troupeaux : en cas de risque d’encéphalopathie spongiforme bovine, le principe de précaution prévaut sur l’exigence de proportionnalité ou de bien-être animal.

 

Une "variété infinie de relations"  

Le grand intérêt du numéro de revue Pouvoirs, au-delà de cet état des lieux, est de montrer à quel point notre perception des animaux dépend largement du rapport que nous entretenons avec eux, qui détermine aussi leur statut juridique. A cet égard, les animaux domestiques relevant du code civil et du code pénal ont en effet bien peu en commun avec les espèces considérés comme nuisibles par le code de l’environnement, ou avec les animaux d’élevage dont traite le code rural   . Le titre choisi pour ce numéro tient compte de cette pluralité, se refusant à évoquer "l’animal" au singulier.

 

 

Une fois ces jalons posés, les différents articles offrent des points de vue contrastés sur des notions nouvellement apparues, notamment sous l’influence de philosophes anglo-saxons, dans la lignée des écrits de Peter Singer : "spécisme", mouvement "animalitaire", "bien-être animal"...

La déconstruction de ces vocables débouche pour certains sur la dénonciation d’un anthropomorphisme inacceptable   ou d’un schématisme réducteur qui assimile naïvement toutes les souffrances et toutes les formes de vie.

 

Hitler et la soupe de cochon

Les liens apparaissent cependant plus étroits qu’on ne pourrait le croire entre ces revendications et le respect des droits de l’homme. Les exemples liés à la consommation de porc, qu’ils illustrent une discrimination à l’encontre des musulmans en France, comme dans l’affaire de la "soupe de cochon", ou une persécution envers la minorité copte d’Egypte, par la mise à mort de centaines de têtes sous prétexte de grippe A (H1N1), dévoilent les enjeux d’un statut moins naturel que culturel.

Il est d’ailleurs frappant de constater à quel point la négation des droits de l’homme portée par le nazisme est fréquemment invoquée dans la polémique autour des droits des animaux. La mouvance animalière compare à un génocide la mise à mort de 200 000 animaux par minute dans le monde, tandis que ses opposants rappellent, outre le végétarisme de Hitler, le fait que le IIIe Reich se soit présenté comme un régime précurseur dans la réglementation de la vivisection.

Le numéro 131 de la revue Pouvoirs apporte un éclairage dépassionné mais non moins passionnant sur ce débat. Il met en lumière l’enrichissement mutuel entre droits de l’homme et droits des animaux, tout en soulignant les ambiguïtés et les dangers de l’extrémisme animalier. En s’appuyant sur l’héritage de Lévi-Strauss   , les différents articles empruntent une voie intermédiaire entre universalisme irréaliste et particularisme égoïste : celle de l’humanisme, au meilleur sens du terme