Un témoignage saisissant sur l'ampleur de l'homophobie dans les banlieues parisiennes d'aujourd'hui. Un ouvrage incontournable pour bousculer les consciences et remédier à un climat social de violence et de peur ...

Parlons d’un des événements littéraires homos les plus marquants de la rentrée : la sortie du livre-bombe de Brahim Naït-Balk, Un Homo dans la Cité, publié aux Éditions Calmann-Lévy, et qui retrace le calvaire vécu par un homme homosexuel quarantenaire ayant passé une bonne partie de sa vie de jeune adulte entre les tours HLM des quartiers dits " difficiles " de la banlieue parisienne, et qui maintenant sort du silence pour dénoncer les abus sexuels dont il a été victime. Tout récemment, ce journaliste pas comme les autres a défrayé la chronique, notamment avec la fameuse affaire d’homophobie entre le club de foot Créteil-Bébel et le Paris Foot Gay (dont il est l’entraîneur) en octobre dernier, mais aussi parce que la publication d’Un Homo dans la Cité a coïncidé avec la sortie du livre Homo-Ghetto : Gays et lesbiennes dans les cités : Les Clandestins de la République (Éditions du Cherche-Midi) de Franck Chaumont. Ces deux ouvrages ont permis de soulever avec force la question épineuse et taboue de la violence homophobe dans les zones urbaines sensibles. Ils ont bénéficié d’une visibilité médiatique assez exceptionnelle quand on pense à la rareté des émissions osant montrer un visage réaliste de l’homosexualité, même si leurs auteurs craignent à présent que ce bouillonnement médiatique ne soit pas suivi d’actions politiques concrètes et retombe comme un soufflet.

Étant donné la gravité du thème abordé, on ne peut que saluer le courage incroyable qu’il a fallu à Brahim Naït-Balk pour écrire son témoignage. Peu importe que ce livre ne soit pas à la hauteur d’un Prix Nobel de Littérature (il n’en a pas la prétention de toute façon). Peu importe qu’il soit de lecture facile et rapide. C’est un livre accessible, ouvert à l’universel, qui ne peut pas laisser insensible. Le constat de démission sociale y est tellement accablant que cela laisse sans voix. L’auteur parle avec son cœur, sans sensiblerie, et les faits qu’il relate sont sans appel, indiscutables. Qui irait remettre en doute ce qui est écrit sur la souffrance dans les quartiers par exemple, ou sur la violence des ghettos, à part peut-être les personnes qui se reconnaîtraient dans le texte, sachant en plus que Brahim Naït-Balk a la finesse de ne jamais réduire ces dernières à leurs actes, leurs réactions passées, ou à leurs désirs ? Non, très sincèrement, Un Homo dans la Cité est un livre à mettre entre toutes les mains, déjà parce qu’il dénonce des injustices encore peu connues et loin d’être éradiquées, mais aussi parce qu’il constitue une aide précieuse pour tous les individus qui vivent leur homosexualité dans la honte, le danger, le secret, que ceux-ci habitent en banlieues ou non d’ailleurs. L’essayiste met en mots l’indicible, propose une réflexion beaucoup plus large que la simple condamnation de l’" homophobie des banlieues " : il parle aussi du poids de la communauté et de la culture religieuse traditionnelle, de la famille, de l’enfance, de la découverte du désir homosexuel, de l’initiation amoureuse, du rapport homosexuel aux femmes, de la peur de l’inceste, du désenchantement du " milieu homo ", etc. Il est d’ailleurs étonnant comme, sous la plume de Brahim Naït-Balk, la dictature sociale répond à la dictature familiale (l’omniprésence étouffante d’une mère qui a considéré son fils homo comme un substitut marital, la carence de la figure paternelle, la place de l’enfant dans la fratrie, etc.) : elles sont constamment mises en parallèle, comme si elles se faisaient miroir. Une telle coïncidence est fascinante et mériterait développement.


Ce qui est également très pertinent dans la démarche de Brahim Naït-Balk, c’est qu’il ne dérelationnalise pas l’homophobie pour s’acheter un costume immaculé de victime. Il ne trace pas de trait manichéen entre les " méchants homophobes " d’un côté et les " pauvres homosexuels " de l’autre. Sans langue de bois et en toute franchise, il décrit tout simplement les faits, porte un regard adulte sur sa part de responsabilité dans ce qui lui est arrivé (" J’ai aidé le mec à me violer pour que cela ne dure pas trop longtemps…" ; " J’avais aussi compris que j’y trouvais un plaisir malsain. "   Il universalise le problème de l’homophobie en l’associant à une mauvaise gestion de la sexualité en général, qu’on soit homo ou hétéro. En parlant de ses agresseurs, il écrit par exemple : " Je connais leur rapport tordu à leur propre sexualité, mais je ne comprenais pas pourquoi ils cherchaient à ce point à me punir. À moins qu’ils n’aient eu eux-mêmes des tendances homosexuelles qu’ils n’osaient s’avouer… "   . L’auteur a compris que l’homophobie n’est pas uniquement un problème des homos (ou des homophobes), mais bien un enjeu social questionnant tout le monde sur sa propre sexualité, son identité, et son rapport aux autres. L’homophobie est un autre nom donné à la violence universelle. Non une souffrance qui n’appartiendrait qu’aux homos (refoulés). On retrouve cette idée dans sa brillante description des personnes épisodiquement ou durablement homophobes que nous pouvons tous être : " Que ce soit un homo honteux ou pas, finalement, peu m’importe… [L’homophobe], c’est d’abord et avant tout un homme violent qui cherche à humilier autrui, à l’écraser, à l’utiliser comme un objet au service de son plaisir. J’imagine que c’est ainsi qu’il traite son épouse… "   D’ailleurs, Brahim Naït-Balk n’hésite pas à s’inclure dans le rang des personnes homophobes puisqu’il évoque lui-même sans honte sa participation à des " commandos anti-pédés " avec ses copains pendant son adolescence, avant de s’assumer plus tard en tant qu’homosexuel. C’est dire l’élan de solidarité dans l’erreur, l’humilité aussi, de l’essayiste, qui va jusqu’à épouser les bavures homophobes de ses propres ennemis pour les tirer de l’impasse dans laquelle ils sont embourbés. Nulle envie chez lui d’accabler ses agresseurs. Au contraire, il dira d’eux qu’ils ont autant besoin d’être aidés que lui   puisqu’ils sont " psychologiquement complètement explosés. "   et qu’ils sont devenus violents par ignorance et manque d’amour. On ne lit dans Un Homo dans la Cité aucun cynisme, aucun règlement de comptes, aucune animosité ou volonté de vengeance (alors que pourtant, il y aurait de quoi !). Ce livre est un hymne au pardon, une véritable main tendue, dans un contexte où pourtant on ne l’attend pas.

Le seul petit défaut que je trouve à ce livre, c’est que l’auteur n’a pas mené son raisonnement sur l’homophobie jusqu’au bout. Il en reste à la définition de l’homophobie en tant que refoulement d’une homosexualité latente : c’est un peu court… (il oublie de parler de l’autre expression de l’homophobie qui lui est concomitante : celle qui tient à la fierté de se prendre pour un homosexuel, donc pour une personne à l’abri de toute homophobie, même post-coming out…) La plupart du temps, il se contente de se poser en personne perplexe face à l’acte homophobe (" Ce qui, pour moi, reste un mystère absolu, c’est pourquoi ces garçons, malgré leur haine féroce pour les homos, voulaient avoir des relations sexuelles avec un gay comme moi. ")   , de soulever un lièvre sans regarder ce qu’il y a en dessous. Ce n’est déjà pas si mal et très courageux. Je reste cependant sur ma faim quant à l’analyse de l’homophobie et de l’ambiguïté du désir homosexuel. L’éponge est jetée. L’auteur, sous un prétexte qui peut largement se comprendre mais qui n’est pas pour autant justifiable, veut faire son deuil et ne souhaite plus nettoyer, dégrossir, polir, la matière première qu’il a extraite du cambouis et qui s’appelle " homosexualité " ou " homophobie " (cela dépendra de l’orientation sexuelle de celui qui en parle…). Ce n’est plus son affaire : " Je ne me torture plus l’esprit avec des questions sans réponse, comme : ‘Pourquoi suis-je homosexuel ?’ Cette question est maintenant obsolète. Cela ne m’intéresse plus. "   C’est un peu dommage, car la question de l’homophobie peut, à mon avis, faire énormément débat, et se trouve intimement liée à celle de la nature du désir homosexuel. Elle est balayée d’un revers de main dans Un Homo dans la Cité.


Il faut reconnaître que le choix de l’autobiographie pour aborder la question de l’homophobie y est un peu pour quelque chose. L’autobiographie est une " genre-peau-de-banane ". Quand bien même Brahim Naït-Balk évite très souvent le pathos, il n’en reste pas moins qu’il hérite des casseroles du témoignage " je " peu étayé : le sensationnalisme, les dangers de l’exhibition, la surcharge émotionnelle du récit à la première personne, le risque de pointer du doigt des individus en particulier et de ne pas diriger vers une pensée plus universelle, etc… On est plus dans l’exposition de faits bruts (je n’ai pas employé les mots " étalage " ou " déballage ", car l’auteur a su resté très pudique, et est assez sensible et intelligent pour ne pas sombrer dans le scabreux ou le larmoyant) que dans l’analyse. L’ouvrage de Brahim Naït-Balk manque d’une autre légitimité que celle de l’empirisme. Il est encore un peu nu. Il me semble que son auteur s’est retrouvé prisonnier d’un style littéraire, l’autobiographie, qui convient davantage aux talk show qu’aux émissions littéraires ou politiques. La réflexion sur l’homophobie, à peine amorcée dans son livre, a tendance à s’évaporer dans la confidence intimiste (dangereuse pour l’écrivain, même si très touchante pour nous lecteurs), dans la petite annonce perso (" Que vouloir de plus ? L’amour. C’est le point obscur de ma vie. (…) Je garde l’espoir de rencontrer un homme sur lequel je pourrai enfin m’appuyer. ")   ou dans la victimisation (Par exemple, le titre du chapitre IX – De la difficulté d’être musulman et homo  – insiste sur le cumul des critères victimaires qu’accumulerait l’auteur). L’élection de l’autobiographie, aussi utile et illustrative soit-elle, surtout pour des jeunes banlieusards homos qui s’identifieront plus facilement à une " tranche de vie " qu’à une analyse théorique des mécanismes de l’homophobie, encourage en soi à l’absence de commentaire, à l’émotionnel, au sensationnalisme, à la paranoïa sociale, à la focalisation médiatique voyeuriste et défaitiste sur les pauvres victimes que sont/seraient " les homos banlieusards ", et par extension sur toutes les personnes qui se définissent comme " homos ". Bref, l’effet pervers d’un tel témoignage, c’est de nourrir la Légende Noire entourant les cités, lieux qui, est-il besoin de le rappeler, ne sont ni un enfer vivant, ni une terre uniquement hostile aux personnes homosexuelles, mais à bien d’autres catégories de gens. Lors de la remise du " Prix Toleranz " au Salon International Gay et Lesbien de Paris le 3 novembre 2007, Vanda Gautier, le metteur en scène de la comédie musicale " Place des Mythos " de Catherine Regula (pièce jouée et écrite par des jeunes des cités, et traitant directement de l’homophobie), a été bien claire à propos des excès de la focalisation médiatique sur l’homosexualité en banlieue, et de la récupération doloriste et victimisatrice des ghettos pour en faire un enfer typiquement homosexuel/homophobe : " L’homophobie, ce n’est un ‘problème de banlieue’. Il n’y a pas plus de violence homophobe en banlieue qu’ailleurs. Elle s’exprime d’une manière particulière en banlieue, mais elle n’est pas des banlieues. " Cette " banlieusardisation " de l’homophobie n’est pas plus désirée par Brahim Naït-Balk, qui en appelle justement à une humanisation de ses bourreaux plus qu’à une diabolisation (appelée caricaturalement " homophobie "), puisqu’il ira jusqu’à homosexualiser à juste titre ses agresseurs et à demander de l’aide pour eux. Malheureusement, après avoir regardé bon nombre d’émissions et d’articles qui ont célébré la parution de Un Homo dans la Cité, j’ai constaté que c’est davantage la désolation, la plainte démobilisatrice, la consternation, l’indignation muette, le tapage médiatique défaitiste, la diabolisation de l’homophobie et des cités (pour une idéalisation excessive du coming out : le choix racoleur du sous-titre du livre en atteste : " La descente aux enfers puis la libération d’un homosexuel de culture maghrébine "), qui l’ont emporté, que la démystification du coming out, la remise en cause de la communauté homosexuelle, la compréhension des réticences de certains musulmans face à l’homosexualité, la volonté politique de faire changer les choses concrètement.


Je ne pense pas que Brahim Baït-Balk voulait à l’origine, par son témoignage, que la société ait encore plus peur des banlieues et s’en éloigne. Au contraire, son projet vise à casser les frontières érigées entre le monde protégé des classes moyennes et l’univers glauque des " zonards " du tiers et du quart-monde, à désacraliser le phénomène de l’homophobie dans les banlieues, à favoriser la prise de contact avec les personnes homosexuelles en danger dans les quartiers et surtout l’aide aux bourreaux homophobes (qui étaient jadis des personnes homosexuelles en danger). Je ne suis pas loin de penser que l’écrit de Brahim Naït-Balk fait pourtant l’objet d’une instrumentalisation médiatique à la fois nécessaire et sensationnaliste, d’un intérêt morbide qui étouffe l’appel initial à la mobilisation de la société (et en particulier des personnes homosexuelles) en faveur des personnes homosexuelles des banlieues…