Les créateurs du magazine allemand Niiu sont parvenus à attirer les regards des médias du monde entier. Le lancement de cette publication a notamment été repris par la plupart des journaux français. Pas mal pour un magazine localisé sur Berlin et initialement tiré à 5 000 exemplaires. La raison de cet émoi  tient à son concept novateur – et un brin périlleux, il faut bien l’avouer.

Niiu est un journal personnalisé : chaque lecteur peut décider du contenu qu’il souhaite lire sur Internet, le journal est ensuite imprimé et livré à domicile. L’internaute peut ainsi se concocter un journal « à la carte », composé par exemple de la page internationale du Washington Post, de la rubrique économique du New York Times et des articles culture de Bild – selon LCI, Le Monde pourrait bientôt se joindre au projet. Un partenariat a été signé avec 17 journaux du monde entier.

Les deux créateurs du magazine souhaitent également y associer un système de recommandation, qui aiguillerait le lecteur de la façon suivante : « Vous avez aimé cet article ? Ceux qui l’ont lu ont aussi aimé cet autre article. »

La formule de cette publication, fruit du modèle économique du Web 2.0 et du récent retour à la mode du format papier (récentes mises sur le marché de Vendredi, de Bakchich Info…), est révélatrice d’une tendance récente à la personnalisation aigüe de la consommation culturelle. À l’image du Niiu, les nouveaux supports d’information et de contenu culturel en ligne reposent en grande partie sur la personnalisation de l’offre. Les agrégateurs  d’information, tels IGoogle, Yahoo News ou Netvibes, permettent ainsi à l’utilisateur de sélectionner les rubriques qu’ils souhaitent suivre.

C’est l’ensemble du modèle économique d’Internet qui poursuit cette tendance. Amazon, premier site de vente en ligne de produits culturels, fonctionne depuis longtemps selon ce principe : l’internaute se voit proposer des articles en fonction de ce qu’il a déjà acheté. L’enjeu est ici publicitaire (commercial, plutôt): connaître les goûts et habitudes des internautes permet de les atteindre avec des annonces orientées vers leurs centres d’intérêt.

Mais cette forme de consommation soulève la question des mutations qu’induit Internet sur la culture.

Le risque de « l’impossibilité d’un savoir universel »

Dans un récent entretien accordé à l’hebdomadaire Télérama, le sémiologue italien Umberto Eco s’inquiétait d’un monde « sans filtrage, où l’on ne distingue plus l’erreur de la vérité ». « Il existe une sorte de Larousse encyclopédique admis par tout le monde […] Internet peut signifier à terme la mise en miettes de ce Larousse commun au profit de 6 milliards d’encyclopédies, chaque individu se construisant la sienne, chacun pouvant à loisir préférer Ptolémée à Copernic, le récit de la Genèse à l’évolution des espèces. Nous courons le risque d’une incommunicabilité complète, l’impossibilité d’un savoir universel… »

Doit-on s’attendre à ce que notre société se transforme en une myriade de minuscules bulles sans fonds culturel commun ? Il s’agit là d’un nouvel avatar des peurs qu’engendre l’arrivée fracassante d’Internet dans nos comportements culturels.

Depuis plusieurs années, chercheurs, philosophes, auteurs et éditeurs se passionnent pour ces mutations sans arriver à se mettre d’accord. Le débat reste cristallisé autour des pessimistes qui agitent le spectre d’une culture réduite à l’accumulation des égos, tel Andrew Keen, qui soutient que « la révolution du Web 2.0 favorise les observations superficielles au détriment de l’analyse en profondeur, les opinions à l’emporte pièce au détriment du jugement réfléchi », et les enthousiastes, comme Don Tapscott, pour qui « les enfants du net sont plus malins, plus rapides et plus ouverts à la diversité que leurs prédécesseurs ».

« Le présent est invisible »

Impossible donc de tirer des conclusions définitives de ces débats. Les mutations technologiques importantes ont toujours généré des craintes : Socrate, déjà,  était opposé à l’écriture, selon lui impropre à un apprentissage profond.

On pourra en revanche méditer sur la lucidité du philosophe américain Marshall MacLuhan, cité par l’excellent dossier paru dans le magazine Books de l’été dernier. MacLuhan explique que l’homme réagit de deux manières antinomiques face aux évolutions techniques des médias. Il peut, « dans un mécanisme d’autoprotection », surestimer les qualités du nouveau modèle, ou bien, « se défendant contre la  crainte de ne pas [le] comprendre », il peut surestimer les qualités du modèle ancien. Ainsi, « le présent est invisible » : il est difficile (impossible ?) d’être pleinement conscient des conséquences induites par Internet