En vingt-cinq chroniques d'actualité, la journaliste Yannick Pasquet présente une Allemagne pas complètement réunifiée.

L'Allemagne n'est pas seulement la voisine de la France, elle en est également une partenaire économique de prédilection. On pourrait de conséquence la croire amie fidèle. Il y a de ça. Mais l'amitié reste quand même très superficielle : la connaissance de l'autre mastodonte européen se limite souvent à quelques clichés et les Allemands connus des Français, mis à part Angela Merkel, quelques sportifs et Tokio Hotel, sont généralement morts.

L'ouvrage "Le Mur dans les têtes : Chroniques d'Allemagne" de Yannick Pasquet donne un coup de pouce essentiel à la découverte du voisin teuton. La journaliste française, partie rejoindre l'équipe berlinoise de l'Agence France-Presse en 2001, consacre les 25 chapitres de son livre à autant d'aspects du quotidien politique, économique, social et culturel allemand. A l'occasion, elle rencontre une multitude de personnages typiques et atypiques : l'artiste en vogue Norbert Bisky, l'ancienne athlète Ines Geipel et l'homme de la rue, à l'Est, à l'Ouest, au Nord comme au Sud, en s'attardant bien à Berlin.

Actualité oblige : on y fête, comme tout le monde le sait, les vingt ans de la chute du Mur. L'intérêt médiatique pour l'événement semble plus fort qu'il y a dix ans. Peut-être parce que Berlin attire, de façon inflationniste, une jeunesse internationale assoiffée de liberté à petits prix et les touristes, dont les pérégrinations dans la ville sont ponctuées à intervalles réguliers de l'incontournable question : "Sommes-nous à l'Est ou à l'Ouest ?".

Le guide pourrait contrarier son auditoire en signalant que Berlin-Est comme Berlin-Ouest n'existent plus, tout comme la RDA, soit dit en passant. Or, la question, considérée à l'échelle nationale, fournit la thèse de départ des 278 pages issues de la plume de Yannick Pasquet : du monstre en béton, il reste seulement quelques vestiges visibles à l'oeil nu, "mais dans les têtes, bien souvent, comme le dit l'expression, on bute encore sur le Mur". En d'autres termes, l'Allemagne réunifiée n'est pas tout à fait une, certaines différences perdurent, d'autres s'accentuent; les souvenirs perturbent, accaparent les mémoires; le chapitre RFA-RDA serait donc loin d'être clos.




Yannick Pasquet invite alors le lecteur à la suivre lors d'excursions, autant de cas particuliers qui lui permettent ensuite de dessiner un état des lieux plus général. Il en est ainsi d'une visite dans la ville de Prenzlau, située entre Berlin et la Baltique, où le marché discount fleurit, signe que la commune comme la région qui l'entoure sont pauvres, "plus pauvre(s) même que la République tchèque, la Slovénie ou certaines parties de la Pologne". Evidemment, la région de l'Uckermark n'est pas une exception. La reconstruction économique de l'ex-RDA menée à coup de subventions de l'ordre de milliers de milliards d'euros se solde pour l'instant par un piteux échec : "le taux de chômage à l'Est est toujours deux fois supérieur à celui de l'Ouest", souligne l'économiste de renom Hans-Werner Sinn, interlocuteur de Yannick Pasquet au fil de ses recherches; l'absence de perspectives fait déguerpir ses habitants, surtout ses habitantes : "même dans les régions proches du cercle polaire (...) qui souffrent depuis longtemps d'une fuite des femmes, le phénomène n'atteint pas l'ampleur de l'Est de l'Allemagne". Certains regrettent alors l'ancienne patrie où le chômage n'existait pas. D'autres se laissent séduire par l'idéologie raciste du Parti national-démocrate d'Allemagne, le NPD. Plusieurs interlocuteurs confient à Yannick Pasquet les causes "multiples et compliquées" de ce phénomène, entre autres que "l'Allemagne de l'Est n'a jamais réglé ses comptes avec son passé nazi. Le fascisme, c'était l'Allemagne de l'Ouest capitaliste". Il s'agit là d'une donnée intéressante mais il est dommage que la journaliste s'en contente. La montée de l'extrême-droite en ex-RDA est un fait véritable et à prendre au sérieux. Il eut été toutefois judicieux de signaler que le NPD a été fondé à Hanovre, c'est-à-dire à l'Ouest, et que la région de la Ruhr à la frontière hollandaise est tout autant le théâtre de violences raciales que la Saxe, comme le démontrait un dossier consacré aux néonazis publié dans le Journal Die Zeit en mai 2007 et confirmé au même endroit en juillet 2009.

Dans une langue vive et familière, pas forcément du goût de tous mais tranchant pour le moins sur la triste grisaille qui domine ses descriptions, Yannick Pasquet évoque également les aspects positifs, heureux voire saugrenus de la réunification allemande : le retour de la communauté juive, les couples est-ouest, le "rideau vert" - zone frontalière large de 50 à 200 mètres laissée à elle-même durant 28 ans, investie par la nature et aujourd'hui consacrée réserve naturelle, ou encore "Little Berlin", le village de Mödlareuth, lui aussi autrefois traversé par un mur identique à celui de Berlin et où les habitants ne se laissent plus impressionner par les cars de touristes.

Surtout, l'Allemagne peut se livrer à plein-temps à l'une de ses préoccupations favorites : la confrontation avec sa propre histoire. L'État fait recoller par ses fonctionnaires les tonnes de monceaux de dossiers que la Stasi a tenté de faire disparaître en les faisant passer au coupe-papier. Du travail de fourmi. Le projet peut sembler insensé. Or, plus que jamais, il faut "tout faire pour qu'on ne tire pas un trait sur ce travail de mémoire important" et mettre ainsi "en lumière des crimes commis par la Stasi". Même si ça fait mal : les particuliers récupérant leur dossier personnel découvrent alors le nom de leur espion, un collègue, un cousin, parfois même un mari. Édifiant. On regrette alors que Yannick Pasquet ne rappelle pas certains fiascos liés au fameux travail de mémoire tels la contestée destruction de l'ancien Palais de la République à Berlin.

Yannick Pasquet achève son épopée digne d'un film documentaire par le très pertinent chapitre "Le Mur au musée", titre inspiré d'un slogan "inscrit sur une pancarte lors de la plus grande manifestation de l'histoire de la RDA, le 4 novembre 1989". Elle y évoque le concours auquel ont participé plus de cinq cent architectes et artistes quant à la construction d'un monument commémorant la chute du Mur. Le lecteur peut se réjouir de la description de certaines propositions sombrant dans l'absurdité la plus désolante – une ribambelle de Schtroumpfs, par exemple ! Qu'importe, "désuni, le jury (...) n'a rien trouvé à se mettre sous la dent". Et il est difficile de trouver plus justes mots que ceux de Yannick Pasquet : "Si prompte à commémorer les pages sombres de son histoire tordue, (l'Allemagne) n'est même pas capable de rendre hommage à un événement heureux". Et de conclure : "Le terrain est trop glissant. (...) Les pour, les contre, les hommes politiques, les éditorialistes, les historiens, tout le monde a mis son grain de sel. Dans la plus belle tradition du pays des débats sans fin"