Naissance de la « chambre à soi ».

Refermer la porte sur un espace privé : quoi de plus banal en apparence ? Cet usage bourgeois s’est répandu dans les classes inférieures ainsi que dans l’aristocratie pour constituer la vie privée que nous connaissons (presque) tous dans les pays industrialisés aujourd'hui. Nous sommes peu à connaître une vie sans espace clos pour dormir, méditer, nous cacher, faire l'amour, souffrir et nous guérir.

La chambre privée est un espace matériel polyvalent qui a connu plusieurs révolutions et en a suscité d'autres. Elle est, en même temps, un signe très présent dans les imaginaires, et dont le contenu put évoluer selon les pouvoirs qui le circonscrivirent - les discours médicaux et moraux par exemple. L’histoire des chambres conduit donc à celle l'histoire des hommes comme des institutions. C’est cet itinéraire que propose Michelle Perrot dans son un livre paru en septembre : Histoire de chambres.

Une méthodologie hasardeuse

Pour situer et expliciter son projet, l’historienne cite Michel Foucault : « [i]l y aurait à écrire toute une histoire des espaces – qui ne serait en même temps qu’une histoire des pouvoirs, depuis les grandes stratégies de la géopolitique jusqu'aux petites tactiques de l'habitat, de l'architecture institutionnelle, de la salle de classe ou l'organisation hospitalière. [...] L'ancrage spatial est une forme économico-politique qu'il faut étudier en détail. »   . Le lecteur qui découvre cette citation en page deux de l’introduction s'attend par conséquent à une étude de la « chambre à soi » qui ressemblerait aux analyses des institutions, discours, espaces et de leurs usages chez Foucault, Michel de Certeau, ou même Gaston Bachelard. Or, il n’en est rien. 

Trop occupée à détailler les histoires multiples de la chambre privée, l'auteure abandonne au lecteur le soin d’interpréter des données regroupées selon une méthodologie hasardeuse. On lit par exemple dans le chapitre sur l'histoire de chambres d'hôtels que le Touring Club et l'Automobile Club ont joué un rôle important dans l'idéalisation de l'ordre, de la simplicité, et de la netteté de la chambre d'hôtel   , mais on ne nous explique pas pourquoi ni comment ces clubs avaient une tel influence sur le goût du public. On apprend que le papier peint commençait à être uniformisé au XIXe siècle   , mais l'auteure ne dit rien des forces et logiques qui dirigeaient ce changement de normes.  Après un chapitre sur Louis XIV et l'utilisation de la chambre comme centre du royaume et du pouvoir, Michelle Perrot note que Louis XV « ne réintégra pas la chambre à la façon de son aïeul. »   . Aucune mise en perspective des utilisations de la chambre royale par Louis XIV n’est pourtant proposée... L’argumentation est trop souvent négligée. Sans analyse ni remise en contexte historique suffisante, le propos se limite parfois à une masse d'informations plus ou moins disjointes et insignifiantes.

Les descriptions des chambres « typiques » d'un milieu pèchent par longueur et manquent souvent d’intérêt. Elles sont semées de constats qui seraient profonds s'ils correspondaient à une intention argumentative. Las ! Les descriptions se referment fréquemment sur des banalités dont quelques lignes donneront une idée : « tristesse du bonheur perdu? Soumission à un destin matrimonial? Mémoire du corps? Qui le dira? Le lit conjugal conserve ses mystères »   ». Plus loin dans le livre, Michelle Perrot ne craint pas d’écrire que « par la poésie, par l'écriture, par la mémoire, on peut reconquérir sa liberté. »   . A vouloir écrire une histoire des formes historiques prises par un espace idéal, on risque de trop dire et de ne pas assez dire à la fois.

La littérature comme source pour l’histoire

L'érudition de l’auteure n’est certes pas en cause, notamment  sur des sujets tels que le féminisme, la classe ouvrière et le système pénitentiaire : Michelle Perrot a consacré sa thèse aux mouvements ouvriers   , a dirigé l’Histoire des femmes en Occident avec Georges Duby, et a travaillé avec Michel Foucault sur le système pénitentiaire   . Sa maîtrise de ces sujets donne du poids et de l’intérêt au propos du livre. On s’étonnera d’autant plus de voir cette historienne céder aux discours partiaux, voire même sensationnels, au hasard des pages, notamment sur la dérive « sécuritaire » que connaît la France contemporaine   .

La réussite la plus significative de cet ouvrage réside dans l’utilisation de l'écrivain et des œuvres littéraires comme source historique pour étudier l'entrelacs du particulier et du général. Michelle Perrot explore ainsi la chambre vécue au plus proche de « l’enregistreur » de l'expérience transmissible qu’est l’écriture. Elle prend, par ailleurs, les faits des vies d’écrivains comme contrepoint empirique. Cette ouverture aux arts, et à la littérature en particulier, est trop rare chez les historiens pour ne pas être saluée.

En résumé, si Michelle Perrot réussit à distinguer les changements basiques de la chambre depuis la Renaissance — la spécialisation, la médicalisation, la privatisation, et l'individualisation —, elle renonce à démontrer les synergies entre ces points avec clarté et cohésion, faute d’écrire une histoire autre que « thématique ». Les faiblesses de ce livre traduisent peut-être le travers d'une auteure qui a fait ses preuves, veut changer de démarche, et néglige d’expliquer désormais son ambition argumentative. Ce trop-plein d’assurance conduit  à un livre décevant