Irène Théry explore la dimension sexuée de la vie sociale et l'inscrit dans une réflexion sur notre conception de l’individu et de la société.  

En détournant un aphorisme bien connu, les 677 pages de cet ouvrage reposent sur l’affirmation selon laquelle les voyages géographiques et temporels forment le/la sociologue et le/la féministe, au sens où ils permettent de dégager des théories de l’action engagée en faveur de l’égalité et d’approfondir la conception de l’égale humanité de tout individu. Ceci vient confirmer le principe d’Edward Evans-Pritchard selon lequel les sociologues, analystes des sociétés contemporaines, doivent aussi être des ethnologues, c’est-à-dire casser avec la familiarité de leur objet de recherche en le mettant en perspective afin de se voir eux-mêmes en perspective, autres parmi les autres. Ainsi, loin d’être formelle, la remise en cause de la parcellisation des savoirs, et en particulier de la coupure académique entre la sociologie et l’anthropologie, a pour objectif d’inscrire la façon dont nous réfléchissons sur la question des sexes dans notre rapport aux cadres de pensée de la société moderne individualiste. C’est dans cette perspective que la sociologue Irène Théry revendique explicitement de contribuer à la renaissance de l’anthropologie comparative et historique, afin de ne pas succomber aux sirènes du sociocentrisme et du présencentrisme.

 

Pour elle, la valorisation de l’égalité des sexes est devenue à la fois le symbole de l’individualisme de la société démocratique contemporaine et de son mépris pour l’ailleurs et le passé associés à l’assujettissement à la domination masculine. En effet, en dehors de l’ici et du maintenant, l’humanité est perçue comme vivant dans "l’erreur et le mensonge" pour reprendre une expression durkheimienne. De plus, ce principe consensuel repose sur la séparation, voire l’opposition, entre deux classes génériques, celle des femmes et celle des hommes, incarnée en particulier par le féminisme d’Etat qualifié de "différentialiste". Si cet ouvrage se revendique comme un aggiornamento, c’est parce qu’il souhaite contribuer à définir autrement notre espace de questionnement en replaçant la question des sexes au cœur de la réflexion sociologique sur la définition de la personne et de la relation sociale. Ce qui est en jeu dans la conception des sexes, c’est plus largement notre conception de l’individu, de la société et de leurs rapports. La distinction des sexes est présentée comme une critique des thèses aujourd’hui dominantes des Women’s et des gender’s studies, désignées par l’expression "travaux sur l’identité de genre", qui définissent le genre comme un attribut des personnes, alors que c’est une modalité des relations sociales instituées. Ces travaux incarnent en effet selon elle la conception subjectiviste et dualiste de la personne opposant l’émancipation du moi, doté d’une identité de genre, au corps, doté d’une identité de sexe, et à la "répression institutionnelle". Pour dépasser cette approche substantielle par les attributs de la personne au nom des enjeux relationnels des attentes sociales, Irène Théry nous invite à parcourir avec elle un chemin de déprise en compagnie d’auteur(e)s à qui elle rend hommage, de Durkheim et Marcel Mauss à Cornelius Castoriadis en passant par Evans-Pritchard et Mary Douglas. Il s’agit de dépasser une sociologie à la fois segmentée et soumise au mythe de l’intériorité, qu’elle soit celle des hommes ou celle des femmes. L’enjeu est de placer la dimension sexuée de la vie sociale au centre d’une réflexion nouvelle sur la personne.


Dès le premier chapitre, elle questionne les catégories dites "universelles" d’hommes et de femmes prégnantes en Occident, en faisant un effort méthodique de décentrement, nécessaire à la prise de conscience de la normativité des catégories de pensée. Le livre est structuré autour de la déconstruction de deux grands "mythes d’origine de la modernité", le mythe du passage de l’état de nature à l’état de société par le Contrat social, et le mythe freudien de l’Interdit fondateur de l’inceste. La notion de différence des sexes vient s’ancrer dans ces mythes en faisant de la famille conjugale la première des sociétés et la seule naturelle, soit "l’exception sexuelle" à l’institution sociale. Sur les pas de Marcel Mauss, qui remet en cause et retourne le point de vue durkheimien en affirmant que la division par sexes est plus développée dans les sociétés dites primitives sans Etat, Irène Théry dénonce la confusion entre les deux sens des notions d’homme et de femme, celle de moitié de l’humanité et de moitié du couple conjugal. En reprenant l’expression de distinction des sexes utilisée par onze anthropologues dans Sexe relatif ou sexe absolu ?, elle souhaite dépasser l’approche par la différence des sexes pour se situer dans une logique d’attributions et non d’attributs, les statuts de sexe n’étant pas isolables mais, entièrement relatifs et relationnels, car liés aux statuts sociaux qu’ils qualifient (par exemple l’oncle maternel combine le masculin et le féminin).


Alors que la première partie de l’ouvrage est écrite sur le double ton de l’héritage et de la critique, la seconde partie s’affirme plus constructive en proposant une réflexion nouvelle sur la personne, résolument relationnelle au sens maussien des "attentes" contre le mythe de l’autoréférentialité. Elle y développe la thèse selon laquelle la pratique de l’interlocution est au centre de nos capacités d’agir en tant que personne. En établissant une distinction entre le "je" de celui qui parle, le "tu" de celui à qui l’on parle et le "il" ou "elle" de celui dont on parle, elle redéploie la multiplicité de la personne contre une conception chrétienne de la personne comme hypostase. Pour elle, contrairement aux théories de l’identité de genre, le "je" et le "tu" n’ont pas de sexe ou de genre, c’est seulement par la troisième personne qui apparaît dans le discours que nous devenons un être sexué. Elle questionne aussi les conséquences de l’implosion du modèle holiste de la famille non seulement sur le plan juridique, mais aussi et avant tout sur un bouleversement de l’institution matrimoniale et du système de parenté.


Comme tout arrachement à ce qui nous est "familier", il est heuristique d’être dérangé(e) par ce dépaysement anthropologique, mais deux "troubles" me semblent cependant importants à analyser. D’une part, comment ne pas ressentir un malaise face à une présentation homogénéisante des travaux dits d’"identités de genre" où l’analyse de la question des sexes serait isolée de l’enjeu du lien social. Loin de s’en tenir à une remise en cause de la domination masculine, ils se caractérisent en effet à la fois par la critique de la complémentarité naturelle des sexes comme mythe socialement construit, et par l’analyse des attributions entre "partenaires d’une vie sociale". En retournant la critique d’Irène Théry, le masculin et le féminin y sont pensés comme des identités statutaires relatives et combinées et non comme des attributs ou des aptitudes essentialisés. De plus, les travaux sur le genre lancent un défi aux sciences humaines et sociales, celui de prendre conscience des limites de leurs cadres de pensée et de la nécessité de les dépasser. Ils soulèvent en effet des questions à la fois sur ce qui est considéré comme légitime d’étudier et sur la manière dont ces sujets sont abordés. Dans la même perspective, la présentation de la notion de genre comme un "nouveau visage de l’aptitude" ne fait-elle pas l’impasse sur la complexité et l’évolution de cette "catégorie utile" comme la nomme Joan Wallach Scott ?


D’autre part, le sens donné à l’expression "le paradoxe de l’égalité des sexes" est à approfondir. En effet, il retranscrit le constat selon lequel à la fois toute différence entre les sexes serait assimilée à une discrimination, et la parité, définie comme le partage cinquante-cinquante des postes à pourvoir, serait considérée comme l’avenir radieux de la démocratie. Afin de ne pas s’enfermer dans des alternatives sans issue, sans refuser pour autant d’habiter les contradictions, il est nécessaire, comme nous y invite Geneviève Fraisse, de ne pas tomber dans une confusion des registres. Pour cela, il ne faut pas occulter que philosophiquement, voire ontologiquement, l’opposition se situe entre l’identique et le différent et non pas entre l’égal et le différent : "Reste à expliquer la rencontre entre la catégorie politique, l’égalité, et la catégorie ontologique, la différence. Elle vient en réalité de la substitution du terme égalité à celui d’identité dans la supposition que la différence serait toujours source d’inégalité"   .


De plus, en ce qui concerne l’exigence paritaire, il est certes nécessaire de veiller à ce que l’engouement autour de "ce mot nouveau qui a beaucoup donné mais à qui on prête trop"   ne fasse pas oublier qu’il n’a pas pour fin l’égalité des sexes, mais l’égalité entre les sexes dans l’accès au pouvoir. Mais au-delà de sa traduction législative et électorale, la notion de parité dénonce la naturalisation des inégalités entre les sexes en questionnant la construction sociale des rôles masculins et féminins. "En critiquant le pouvoir masculin, c’était bien évidemment toutes les inégalités qui s’engouffraient dans cette brèche. (…) La parité était un objectif autant qu’un outil, une fin autant qu’un moyen"   .