Un ouvrage qui élève la diversité au rang de concept philosophique.

Par analogie avec Hume, puis avec Rawls, évoquant les circonstances de la justice, Alain Renaut se penche, dans un ouvrage magistral, sur "l’ensemble des conditions qui ont imposé à nos sociétés contemporaines d’en venir à s’interroger sur les règles ou les principes qu’elles doivent s’imposer à elles-mêmes pour reconnaître que l’identité humaine est intrinsèquement différente et ne peut être traitée avec dignité abstraction faite d’une prise en compte de cette diversité" (p. 73). Cette hypothèse et cette conviction s’expriment dans des chapitres denses, mais d’une absolue clarté, avec une puissance de persuasion qui force l’admiration.

Livre après livre, Alain Renaut construit  donc une œuvre véritable, dont l’unité n’est pas douteuse et, d’ailleurs, revendiquée. Ainsi le philosophe n’hésite pas à revenir sur l’ouvrage à l’origine de sa médiatisation et dont on a médit en se fondant très fréquemment sur son seul titre. Sans doute celui-ci ne fut-il pas particulièrement heureux, laissant entendre qu’il était avant tout une critique de Mai 68 alors qu’il fustigeait l’anti-humanisme post-moderne et qu’il constituait avec L’Ère de l’individu un réservoir de propositions visant à pointer la malencontreuse substitution du principe d’indépendance au principe d’autonomie, à l’origine de la dérive individualiste de l’humanisme. Devrais-je avoir à préciser que l’on peut être anti-nietzschéen, anti-foucaldien, anti-lacanien, etc. sans être pour autant réactionnaire ?


Le tournant "diversitariste"

C’est donc à élever la diversité au rang de concept philosophique qu’est consacré son dernier ouvrage. Diversité et non identité, car Alain Renaut décrit précisément ce que l’on pourrait nommer un tournant "diversitariste" en philosophie politique. Après avoir exploré les "paradoxes de l’identité démocratique" (Alter ego avec S. Mesure), l’auteur se demande comment cette problématique identitaire s’est transformée et infléchie dans celle de la diversité. Sa démonstration passe par une critique serrée des thèses de G. Lipovetsky auxquelles il oppose le critère poppérien de réfutation : comment prendre en défaut les postulats du sociologue qui, à l’aide d’hypothèses ad hoc se révèlent rigoureusement irréfutables ? L’enjeu est d’importance : l’idéologie de l’individualisme démocratique en postulant l’avènement d’une "seconde modernité", l’ "hypermodernité" définie comme "déréglementée et globalisée, sans contraire, absolument moderne", donc, traduit Renaut, absolument identique à soi, s’interdit de rendre compte, dans la trajectoire des sociétés modernes, des véritables tensions et des réels virages. La critique est dévastatrice, et l’on peut, avec un brin de malice, se demander si l’on peut suivre l’auteur lorsqu’il dit entretenir des relations amicales avec G. Lipovetsky, alors que ce dernier refuse, avec obstination, le dialogue intellectuel auquel il est convié.

Le passage durant ces dix dernières années, de la problématique de l’identité vers celle de la diversité n’est pas, aux yeux de l’auteur, un simple changement terminologique. De l’identité à la diversité, "le déplacement engage précisément une nouvelle étape dans le devenir contemporain de l’individu comme valeur : une étape où l’affirmation pure et simple de l’individualité dans ce qu’elle a de distinctif risquerait d’en venir à prétendre ouvrir des droits, ou ménager un espace pour la revendication d’un droit" (p. 223). Que peut-il se jouer dans cette soumission du droit aux exigences de la diversité ? On ne sera pas étonné de noter l’insistance d’Alain Renaut sur la nécessité de maintenir le sujet comme horizon de l’individu afin d’être en mesure de distinguer, d’une part, ce qui relève de la décolonisation des identités et, d’autre part, ce qui peut conduire à "une dégénérescence des droits en simples consécrations des désirs" (p. 224). A cet égard, le chapitre 2, "Colonisation, décolonisation, postcolonie", est particulièrement éclairant. Il fournit notamment des ressources intellectuelles de la plus haute importance à ceux qui cherchent à concilier l’attachement aux principes du libéralisme politique et une véritable attention au cosmopolitisme, conciliation que les crimes de la colonisation avaient rendue extrêmement difficile.

Réussir la décolonisation des identités, ce n’est pas viser la "soumission du divers à l’identique" (p. 250). C’est au contraire autoriser simultanément la promotion de la diversité et la perception de notre humanité commune : comme le résume Alain Renaut, semblables, mais divers, divers, mais semblables. Les champs de réalité privilégiés par l’auteur sont ceux de la diversité culturelle et de la diversité sexuelle. Le premier d’entre eux permet de "tester le type de diversification par lequel les "semblables" que sont les hommes en viennent à trouver dans la façon dont ils s’apparaissent comme "dissemblables" un marqueur ou une marque de leur dignité" (p. 257). Le second, "le vécu sexuel étant porteur d’un potentiel considérable de diversification individuelle et collective" (p. 258) est tout aussi heuristique.

Créolité et créolisation

Les analyses consacrées à l’œuvre d’Edouard Glissant sont de nature à montrer, à travers les différences entre créolité et créolisation, pourquoi le paradigme de la diversité rompt avec la problématique identitaire. Aussi l’auteur évite-t-il les critiques que l’on aurait pu énoncer si sa réflexion avait été exclusivement fondée sur le concept, ô combien incertain, de culture. Son projet est de poser les conditions d’un universalisme ouvert à la diversité et qui évite clairement le piège du différentialisme. Il en trouve les ressorts dans la critique adressée par Glissant à ceux qui invoquent la créolité et qui, bien que se revendiquant de lui, détournent le sens de sa pensée : "Je suis tout à fait contre le terme de créolité. […] Je crois que l’idée de créolisation correspond mieux à la situation du monde. C’est l’idée d’un processus continu capable de produire de l’identique et du différent. Il me semble que la créolité érige le multilinguisme ou le multiethnisme en dogme ou en modèle. Comme je suis contre les modèles, je préfère le terme ouvert de créolisation à cette espèce d’essence ou d’état auquel renvoie le terme de créolité" (cité par Renaut, p. 326). Nous devons dès lors substituer à cette essence une identité-relation, non substantialisée. Mais, pourrait-on objecter, en s’universalisant, car tel est l’horizon de la pensée de Glissant comme de celle de Renaut, l’identité-relation ne risque-t-elle pas de dissoudre les dimensions distinctives de l’identité ? Glissant emprunte à Deleuze et Guattari l’image du rhizome, le rhizome n’étant pas une racine comme celle de l’arbre, enraciné dans la terre par sa souche. Or "de n’être pas une souche le prédispose à accepter l’inconcevable de l’autre, le bourgeon nouveau toujours possible, qui est à côté" (Glissant, cité par Renaut, p. 337). Renaut en conlut que "le métissage culturel peut bien apparaître comme l’une des conditions d’une combinatoire du Même et du Divers qui ne dissolve pas la diversité"  (p. 339). Mais le rhizome, précise Glissant, doit s’enraciner quelque part, "même dans l’air", ce qui signifie non dans une essence quelconque mais dans un moment d’histoire partagée.


De l’identité générique à la diversité sexuelle

Je me contenterai ici de montrer que les engagements de l’auteur sur ces questions (qui exigeraient de larges développements) sont congruents avec ce qui précède. On pourrait les résumer par l’idée "que l’on ne saurait traiter les individus selon leur dignité si se trouvait mis entre parenthèses ce par quoi ils ne sont pas interchangeables" (p. 372). Alain Renaut accorde une très grande attention aux importants travaux de Susan Moller Okin qui, dans la perspective du second principe de justice de Rawls (favoriser le sort des plus défavorisés), s’est employée à interroger les exigences d’une justice "générique". Désireux de ne pas abandonner à l’état de nature "le traitement de ce qui différencie les êtres humains dans les relations qu’ils entretiennent avec leur corps et avec le corps des autres" (p. 387), S. Moller Okin voit dans le droit, et tout particulièrement, dans la remise en cause de la partition entre sphère publique et sphère privée, le moyen de précipiter la disparition des inégalités de genre. La perspective d’Alain Renaut est complémentaire : il propose de se placer sur le terrain de l’éthique, la perspective juridique ne suffisant pas à promouvoir l’équité à l’égard du divers. C’est ainsi à un "au-delà du genre" qu’il nous convie. Pour cela il revendique la compagnie d’un auteur dont il m’est arrivé de souligner l’importance, Nancy Fraser.

La stratégie développée par Nancy Fraser consiste à renoncer à ce qu’elle nomme "approches affirmatives" et à recourir aux "approches transformatives" ((N. Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, Paris, La Découverte, 2005, p. 30-42). Il convient de réinterpréter les luttes pour la reconnaissance en termes de statut. Dans cette perspective, ce qui devient important dans la non-reconnaissance, ce n’est pas la dépréciation de l’identité collective mais la subordination sociale. Il faut rendre optimales les chances de participation au destin d’une collectivité en dénonçant les lois, les règlements administratifs, les pratiques professionnelles, etc. qui permettent l’existence de citoyens de seconde zone. On peut trouver des exemples dans "les lois du mariage qui excluent l’union de partenaires de même sexe parce que illégitime et perverse, les politiques d’aide sociale qui stigmatisent les mères célibataires comme des parasites sexuellement irresponsables, les pratiques de la police telles que le profilage racial, qui associent des individus racialisés à la criminalité"((ibid., p. 79-80)). Ces exemples de non-reconnaissance, n’étant pas de simples conséquences de la politique économique, ne peuvent être corrigés uniquement par une politique de redistribution.

Dans la perspective de Fraser, le rétablissement de la justice n’exige l’affirmation des différences de groupe que dans les cas où l’obstacle à la parité de participation consiste en la méconnaissance des particularismes. La philosophe américaine insiste sur le rôle des institutions dans la production des mécanismes discriminatoires. Certaines normes sociales étant conçues pour correspondre au groupe dominant, il faut remplacer ces normes, ignorantes des différences, par des normes qui les acceptent. Fraser prône la déconstruction des classifications habituelles afin de rendre celles-ci contingentes et éviter les pièges de la politique de l’identité (essentiellement la glorification des identités de groupe et l’omission des luttes de redistribution). Il s’agit donc fondamentalement, dans ce qu’elle nomme modèle statutaire, d’intégrer la reconnaissance à la redistribution, dans une vision cohérente du combat contre l’injustice. L’accent est mis sur les sources sociales de la mésestime, sur ce qui rend impossible la participation égalitaire à la vie sociale. C’est incontestablement la préoccupation centrale d’Alain Renaut.


L’horizon universaliste

Aussi propose-t-il un universalisme critique, c’est-à-dire en mesure d’inclure dans la compréhension qu’il a de lui-même les outils d’analyse de ses dérives ou de ses illusions. Parmi celles-ci, Alain Renaut accorde une grande importance à la nécessité de prendre ses distances avec l’humanisme naturaliste (ou essentialiste) pour privilégier une approche pour laquelle "la libération de l’humanité en l’homme consistera, non en un pur arrachement infini à soi, mais du moins et seulement en un arrachement à toute naturalisation" (p. 279), arrachement qui l’ouvre à l’autonomie. L’universalité humaine, pour Alain Renaut, est une universalité vide. Dans la filiation de Fichte, il s’agit de poser que "l’homme, originairement, n’est rien", c’est-à-dire rien par nature et, dès lors, c’est "la déshumanisation qui est naturalisation, acceptation ou imposition d’une nature". Ce type d’universalisme est-il le seul possible ? Devons-nous partager la forte méfiance de l’auteur à l’égard du naturalisme ? Ce n’est pas mon sentiment. Certes, la délimitation d’une nature humaine pouvant servir à déterminer les individus et les groupes qui en seraient exclus, il existe un risque, historiquement vérifié, d’une "tyrannie de l’universel". Mais aucun lien de nécessité ne s’impose. Nous ne pouvons refuser de nous tenir éloignés du regard des sciences sur la condition humaine, sous le prétexte incertain que tout énoncé sur la spécificité d’homo sapiens sapiens contient en germe un principe d’exclusion. Le naturalisme n’est, par essence, aucunement corrélé à un projet de dissolution de la liberté de l’homme et d’infériorisation de l’infra-humain.

Souscrire à la thèse d’une "universalité vide" impose un idéal cognitif antinaturaliste pour les sciences humaines. Le naturalisme n’implique pourtant nullement la négation de l’identité sociale de l’homme. Il ne justifie donc pas les craintes de ceux qui voient dans les neurosciences une tentative d’abolir l’intentionnalité et ne nous contraint pas à choisir entre la programmation neuronale et le relativisme culturel. En vérité, les conséquences du naturalisme sont souvent incomprises. Parmi les erreurs communes, il en est une de nature idéologique : en ancrant l’humanité dans le biologique, le naturalisme entretiendrait des affinités électives avec les idéologies conservatrices, réactionnaires ou racistes. C’est réduire un paradigme scientifique à son utilisation politique et oublier le fait que la thèse inverse, celle de la malléabilité sociale absolue de l’homme, a également servi à justifier d’horribles crimes : "Le concept d’organisme vide, malléable et non structuré, en dehors du fait qu’il est erroné, sert aussi de support naturel aux doctrines sociales les plus réactionnaires. Si les gens sont effectivement plastiques et malléables, sans une nature psychologique propre, pourquoi ne les contrôlerait-on pas et ne les soumettrait-on pas à ceux qui se targuent d’une autorité, d’un savoir spécialisé et d’une intuition irremplaçable, qui seraient nécessaires à ceux qui en manquent ?"   Conçue comme hypothèse cognitive, le naturalisme n’implique aucune valeur.

C’est précisément parce qu’il existe des universaux humains que nulle culture ne nous paraît totalement étrangère. Les études récentes sur le langage et le sens moral montrent qu’il est possible de penser à la fois l’universalité de certaines facultés humaines et la diversité de leurs manifestations   .
 


Ces réserves sont de bien peu d’importance au regard de l’impressionnante architecture de l ‘œuvre. Alain Renaut réussit à montrer comment on peut, en se maintenant à distance du multiculturalisme normatif, creuser le sillon d’un libéralisme républicain qui, en adoptant une stratégie de désethnicisation de la République, parvient à montrer la voie d’une intégration équitable des membres des minorités. Cette position théorique se distingue fortement de celle d’un certain républicanisme français qui n’a pas su voir que les revendications différentialistes n’étaient le plus souvent que la réponse (mauvaise, cela va sans dire) d’un processus pervers d’assignation identitaire par lequel "la majorité tend à ériger certaines différences en signe d’altérité objective, les transformant ainsi en source de domination pour les minoritaires"   . Pour Renaut, il est clair que reconnaître la diversité n’est pas le bien ultime d’une société juste mais le moyen de consolider la "communauté des citoyens".

Reste une ultime question, courageusement posée par l’auteur dans un bref mais passionnant "excursus autobiographique". Qu’entraîne cette vision de la diversité "pour ceux qui ne se reconnaissent pas, du fait de leur histoire individuelle ou collective, dans une identité du type de la créolité ou de la marranité, ou de tout autre exemple d’une identification traversée de diversification" (p. 436), c’est-à-dire, écrit-il, pour "les imbéciles heureux qui, comme moi, ne sont nés nulle part" (p. 439) ? Pour donner à sa vision une applicabilité universelle, Renaut prône le modèle des identités choisies. Celui-ci entre en résonance avec ses engagements philosophiques les plus profonds puisqu’il suppose que la liberté pour se déployer a besoin d’un ancrage : "Dès lors qu’un vécu de la liberté comme pure capacité d’arrachement sans attachement apparaît, dans un monde de plus en plus uniformisé, comme déficitaire pour soi et déficitaire pour la ressource humaine globale, la perspective de se choisir une ou des identités constitue aujourd’hui un objectif de nature quasi-éthique susceptible de se trouver en quelque sorte inscrite dans les devoirs envers soi-même" (p. 440.) L’œuvre d’Alain Renaut constitue, on le voit, le meilleur exemple des liens consubstantiels entre la philosophie politique et la philosophie morale