A la recherche de ceux qui, bourreaux potentiels lors d’un crime de masse, refusent de passer à l’acte.

Les études consacrées aux meurtres de masse ont été très attentives aux bourreaux, aux victimes ou aux résistants. Une autre catégorie pourrait être construite, à laquelle appartiennent ceux que tout désignait pour participer aux assassinats collectifs, mais qui s’y refusèrent. Une telle attitude se retrouve chez des membres des Einsatzgruppen, chez des soldats – français en Algérie ou américains au Viêt-Nam – chez des miliciens hutus ou parmi des terroristes islamistes. Leur refus est d’autant plus incompréhensible, qu’il ne les fait pas pour autant entrer en résistance et que ces hommes ne justifient pas leur comportement par des sentiments humanistes.

Philippe Breton, professeur au Centre universitaire d’enseignement du journalisme de Strasbourg consacre son livre à ces « refusants ». À travers eux, ce sont les mécanismes de la violence de masse qui l’intéressent en fait. À la suite des travaux d’Arno Mayer   , il souligne l’importance du sentiment de vengeance pour l’expliquer.

Qu’est-ce qu’un refusant ?

La première partie de l’ouvrage est employée à définir le « refusant ». Il s’agit d’un individu qui, impliqué directement dans une situation de crime de masse, refuse volontairement d’y participer, mais sans recourir à une idéologie ou à un système de croyances, politique, humaniste ou religieux pour se justifier. Le « refusant », sans être un résistant n’a, tout simplement, pas été convaincu de devoir s’associer à un tel crime de masse.

Les « refusants » représenteraient entre 2 et 20% des « bourreaux potentiels » lors d’un assassinat collectif. Leurs traces se retrouvent sur tous les continents et dans tous les conflits du XXe siècle. En juillet 1941, à la veille de la tuerie de Josefow en Pologne, le lieutenant Heinz Buchmann du 101e bataillon de réserve de la police allemande demanda par exemple une nouvelle affectation après avoir appris ce que l’on attendait de lui. Au Viêt-Nam, le 16 mars 1968, le lieutenant américain Hugh Thompson tenta d’empêcher le massacre de My Laï, mais ne parvient qu’à sauver une douzaine de villageois. C’est également le cas d’Ibrahim Nsengiyumua, commerçant hutu de Kibungo qui, en 1994 refusa de participer aux « corvées de tueries » ou encore celui d’Arin Oud Hasin Amhed qui s’abstint au dernier moment de se faire exploser à Rishon Letzion, en Israël en mai 2002.

Ces quelques exemples ne remettent pas en cause la quasi-invisibilité du « refusant » comme acteur des crimes de masse. Plusieurs éléments concourent à la méconnaissance du phénomène. Tout d’abord, dans la « concurrence des acteurs » des assassinats collectifs, les « refusants » n’ont guère suscité l’intérêt au contraire des exécuteurs, des victimes et des résistants. Une certaine fascination pour le Mal offre une autre explication simpliste. Elle dispense d’une réflexion sur les motivations des uns et des autres. Binaire, elle ne comprend que deux acteurs : le bourreau – personnification du Mal – et sa proie – celle du Bien. Dans ce cadre le « refusant », exécuteur potentiel qui refuse de passer à l’acte, constitue une anomalie qui ne peut exister. Enfin, si les « refusants » sont si mal connus c’est qu’ils demeurent particulièrement discrets sur leurs propres comportements. N’étant pas des résistants, ils ne font pas acte de prosélytisme et ne témoignent directement qu’avec parcimonie, voire réticence.

Au cœur de la violence

Étudier le phénomène de la « refusance » implique d’interroger les mobiles des responsables des meurtres de masse. Philippe Breton refuse de les considérer comme relevant d’un déchaînement de sauvagerie sans aucun sens. Au contraire, les motivations des auteurs de ces assassinats collectifs sont, d’après lui, les conséquences d’un comportement rationnel. L’analyse des massacres de Josefow ou de My Laï montre que ceux-ci ne sont pas spontanés et pulsionnels, mais organisés et planifiés. Ce n’est que dans un second temps, au cœur de l’action, qu’un déchaînement de passions meurtrières se produit. De plus, l’acharnement vis-à-vis des victimes peut être analysé comme la preuve d’une nécessité fonctionnelle. L’auteur estime que la violence langagière et physique est une contrainte technique, en plus d’être une sécurité pour les tueurs. Procéder calmement risquerait de faire échouer l’opération et exposerait les bourreaux à des émotions pouvant les conduire à l’empathie pour leurs victimes. Franz Strangl, le commandant du camp de Treblinka, justifiait ainsi les humiliations et la cruauté à l’égard des déportés juifs déjà condamnés : « c’était pour conditionner ceux qui devaient exécuter ces ordres, pour qu’il leur devienne possible de faire ce qu’ils ont fait   ». Enfin, le sadisme ne peut être retenu comme l’unique motivation des auteurs des tueries de masse. Il semblerait au contraire que les exécuteurs connaissent un véritable dilemme intérieur. La plupart seraient partagés entre la souffrance psychique éprouvée à commettre un acte hors norme et l’impératif moral les poussant à agir.

Pour rendre compte du fait que l’on ne tue pas sans raison, deux paradigmes explicatifs sont traditionnellement mis en avant. Le premier consiste à invoquer la soumission à l’autorité et le conformisme du groupe. A la suite de la célèbre expérience de Milgram   , on considère que les hommes ont une tendance à se placer dans un « état agentique ». Devenu simple agent exécutif d’une volonté étrangère, l’homme serait rendu passif face à l’autorité. Les responsables joueraient alors de cette prédisposition pour transformer des « hommes ordinaires » en criminels de masse. Philippe Breton rappelle que les résultats obtenus par Milgram démontrent également la corrélation entre les conditions concrètes de l’exercice de l’autorité et l’exécution effective de l’action demandée. Ainsi, le doute et l’éloignement réduisent de manière drastique les actes de torture. Le cas du Rwanda, où les exécuteurs sont directement sous la menace de mort en cas de refus, doit être nettement séparé de celui des hommes du 101e bataillon de police où les ordres de tuer peuvent être contournés sans grand risque. Les bourreaux seraient donc réellement motivés pour donner la mort et l’argument récurrent de la soumission à l’autorité ne serait qu’une justification avancée a posteriori dans un cadre judiciaire.

Le second paradigme explicatif fait appel aux croyances et aux idéologies. Une tuerie massive serait toujours précédée de la définition stricte de l’altérité entre deux groupes, un « nous » et un « eux », nécessairement inférieurs. Le racisme et la déshumanisation de l’adversaire expliqueraient la facile propension au meurtre de masse. Pour l’auteur, ces facteurs ne relèvent pas du registre de la finalité, mais de celui des moyens. Il renverse l’explication traditionnelle en montrant qu’on ne tue pas parce que les « autres » sont inférieurs, mais qu’en revanche, pour pouvoir les supprimer, on se sert de l’idée qu’ils le sont.

Le « système vindicatif » au cœur du massacre de masse

Pour Philippe Breton, « l’exécuteur est un vengeur   ». Il se perçoit comme une victime agressée qui doit se défendre et défendre les siens, avec des moyens certes terribles, mais à la mesure de la menace pesant sur lui. Tous les discours justifiant des meurtres de masse présentent la vengeance comme leur motivation principale. Ainsi au Rwanda, Innocent Rwililiza, un bourreau, explique que « la source d’un génocide, vous ne la verrez jamais, elle est enfouie trop profond dans les rancunes, sous une accumulation de mésintelligences dont nous avons hérité la dernière   ». Des paroles similaires sont rencontrées sur tous les terrains des tueries collectives. Le soldat qui torture et tue en Algérie invoque l’impératif de venger ses camarades victimes des méthodes barbares du FLN. Le processus vindicatif est pareillement au cœur d’un attentat kamikaze ou du massacre de Sabra et Chatila après l’assassinat de Bachir Gemayel.

Les discours vindicatifs reprennent les traits caractéristiques soulignés par l’anthropologie à propos de la vengeance. Ils désignent une agression perçue comme insupportable, injuste et injustifiée et à laquelle ils répondent de deux façons : par la nécessité de la faire cesser et par celle de punir l’agresseur. L’attaque peut être réelle, imaginaire ou anticipée et le responsable désigné peut être vu comme membre d’une communauté plus large, ce qui justifie que l’on puisse se venger sur l’un de ses proches. Ceux qui sont appelés à mourir constituent une menace, passée, présente ou à venir pour le groupe auquel le tueur appartient. La peur de représailles en retour est une motivation supplémentaire pour pousser l’action vindicative à son paroxysme et pour organiser la disparition de tous les « agresseurs ». Le commandant du 101e bataillon de police, Wilhelm Trapp confiait d’ailleurs : « Si cette affaire juive de Josefow est jamais vengée sur terre, que Dieu ait pitié de nous autres Allemands   ».

Dans ces conditions, comment les trajectoires se séparent-elles entre bourreaux et « refusants » ? Philippe Breton insiste sur la convergence de trois facteurs. Tout d’abord, les massacres de masse interviennent dans une société où la vengeance est devenue un moyen culturel légitime de résolution des différends. Depuis leur enfance, les exécuteurs potentiels ont été soumis à un intense processus de socialisation par la violence. Enfin, au front, l’humiliation, les pertes croissantes et les échecs militaires facilitent le passage à l’acte. Ainsi, celui qui refuse aurait tout simplement d’autres cadres que celui de la riposte vindicative pour résister à l’agression dont il se croit victime.

Cette étude anthropologique de Philippe Breton amène à reconsidérer les processus de la violence. Le titre de l’ouvrage est quelque peu trompeur, car, sous prétexte d’étudier le mécanisme du refus du rôle d’exécuteur, il développe en réalité une analyse de la place tenue par la vengeance dans les meurtres de masse