Jeté dans la tourmente médiatique qui fait rage autour du changement climatique, voici un livre collectif salutaire qui nous pousse dans une "attitude réflexive et critique" à l'égard des discours scientifiques et politiques qui prétendent rendre compte de ce phénomène.

L'angle d'attaque adopté peut sembler austère puisqu'il s'agit de pénétrer dans les méandres mathématiques et informatiques de la modélisation climatologique, non pour en livrer les recettes techniques mais pour en révéler un monde peuplé pêle-mêle d'équations et de jugements de valeur, de courbes et de choix de société, de chiffres objectifs et de croyances. Derrière la froideur et l'objectivité présumées des calculs et des faits scientifiques, en-deça des « consensus des experts », se jouent en réalité des conflits politiques, scientifiques et éthiques passionnés portant sur « la » bonne représentation de la situation environnementale, sur « la » bonne vision du futur, sur « les » bonnes décisions à prendre dans un contexte d'incertitude.


Comprendre les enjeux du débat climatique

En convoquant l'histoire et la sociologie des sciences, l'épistémologie, l'économie, la climatologie et les savoir-faire de la modélisation, cet ouvrage collectif a l'ambition d'éclairer le débat public et de parler du « monde tel qu'il va ». Si le lecteur cherche des réponses définitives à la controverse sur la réalité ou non du changement climatique, sur les évolutions possibles du monde confronté à un doublement de la concentration en CO2 de l'atmosphère, ses attentes seront déçues. Le propos est moins spectaculaire et beaucoup plus exigeant : il donne à voir au lecteur attentif les rouages de la fabrique du savoir, trop souvent occultés au profit de la seule présentation de « faits indiscutables ». L'objectif est de transmettre à des citoyens responsables les armes théoriques nécessaires à la compréhension des enjeux du débat climatique.

La première partie du livre retrace l'histoire de la modélisation économique de la question environnementale depuis les travaux pionniers du club de Rome au début des années 1970 sur les limites de la croissance auxquels répondit de manière cinglante un jeune économiste mainstream, William Nordhaus. Son modèle DICE (Dynamic Integrated Climate Economy) deviendra par la suite le cadre de référence du débat sur le changement climatique. Les progrès de l'informatique, associés à une nouvelle méthodologie, développée au sein des services de recherche de l'armée américaine pour traiter de la dynamique des systèmes, ont permis l'émergence de la modélisation « intégrée » du climat. Intégrée en ceci qu'elle couple des modèles d'activités humaines et des modèles de « l'univers ». Ainsi l'innovation des travaux de W. Nordhaus a consisté à intégrer une contrainte représentant le climat dans un modèle de croissance économique classique.

Dès l'origine, ces modèles ont été conçus pour répondre à des questions politiques globales. Quelle politique énergétique adopter? Comment utiliser rationnellement les ressources naturelles ? La poursuite infinie de la croissance économique est-elle possible et souhaitable ? Elodie Vieille Blanchard préfère s'interroger sur le statut des modèles, présentés par leurs concepteurs comme des « outils d'investigation pour répondre à une question ouverte » tandis qu'ils peuvent être perçus par le commentateur critique comme des « armes rhétoriques pour appuyer une idéologie ». Quand le rapport Meadows publié en 1970 proclame « Halte à la croissance », le modèle DICE affirme qu'il est optimal de laisser croître l'économie jusqu'à un triplement des émissions de CO2, le coût du changement climatique étant relativement faible et la croissance économique favorisant les capacités d'adaptation de l'humanité à des catastrophes potentielles.


Les modélisations scientifiques dans l'arène du débat politique

Entre science et politique, Jean-Charles Hourcade souligne la tension permanente qui existe « entre les modèles comme langage de vérité sur le monde réel et les modèles comme langage de négociation entre des acteurs ». Une fois propulsés dans l'arène publique, les modèles ne sont pas neutres, ils préformatent les cadres raisonnables du débat et sont interprétés à partir de croyances, de réflexes politiques et de jeux d'intérêts. La réaction des décideurs politiques aux résultats des modèles est symbolisée par deux postures: « la négation de l'analyse économique » qui ne sert que les intérêts de la classe dominante et « l'hypnose acritique » des fidèles béats de l'économie de marché. L'incompréhension idéologique des modèles devient patente quand « des énoncés hypothétiques à valeur relative sont pris pour des énoncés positifs de valeur absolue » comme le déplore Olivier Godard.

Mais ne raillons pas trop vite les lacunes en épistémologie élémentaire de nos décideurs politiques qui seraient incapables de faire la part des choses entre ce qui relève de l'énoncé scientifique et ce qui relève du choix de société, car la confusion trouve en fait son origine dans la construction même des modèles. Christian Azar propose d'examiner la notion d' « optimalité » en pratiquant une autopsie fine des modèles intégrés du climat. Il met ainsi au jour les systèmes de valeurs qui fondent les choix de modélisation.

En situation d'incertitude radicale, toute distribution de probabilité sur des événements futurs est nécessairement fixée de façon subjective. Ainsi, le modèle dominant qui écarte a priori la possibilité d'une catastrophe, le fait au nom d'une certaine vision du monde selon laquelle les conséquences du changement climatique ne sont pas si graves et donc qu'il n'est pas nécessaire de lancer aujourd'hui des mesures coûteuses de réduction des émissions de CO2.

La fixation du taux d'actualisation pertinent représente également une étape cruciale de la modélisation. Ce taux est censé capturer le degré d'impatience d'une économie ou le poids des événements futurs dans le calcul présent des acteurs économiques. C'est autour de ce taux, apparemment purement technique, que se polarise le débat éthique sur la prise en considération des générations futures dans le calcul économique. Faut-il sacrifier les générations futures qui par définition n'existent pas encore et ne peuvent revendiquer un droit ? Ou au contraire doit-on contraindre l'appétit vorace des générations présentes pour assurer un traitement égal des hommes quelle que soit leur date de naissance ? La réponse apportée à ce débat éthique est laissée, souvent implicitement, à la sagacité ou à la discrétion du modélisateur.


La place de l'analyse économique

L'auteur décortique ensuite les présupposés moraux de l'analyse coûts/bénéfices qui est au fondement des modèles d'optimisation intertemporelle et fournit maints exemples de la normativité inhérente à l'économie du « bien-être »   . Ce travail honnête de mise à plat des choix éthiques et politiques qui fondent la modélisation est une intrusion nécessaire dans le pré-carré des économistes qui préfèrent bien souvent mettre en « boîte noire » leur démarche pour ne présenter que le produit fini de leur recherche, et ne pas livrer leur secret de fabrication, entretenant ainsi une confusion nuisible au débat public.

Par leur capacité à traduire la situation environnementale dans un langage commun – celui des dollars – aux différentes parties prenantes du débat, les économistes ont progressivement acquis le monopole de la mise en forme du problème, et sont désormais invités à s'exprimer sur la scène publique en tant qu'experts. Si cette mue est flatteuse pour la profession, elle n'est pas sans danger et sans effets pervers.

Lorsqu'il sort du cours normal de la discussion académique, l'économiste fait expert parle au nom de la réalité. Amy Dahan Dalmedico explique que dans le modèle traditionnel du lien entre expertise et action politique, la connaissance précède l'application, afin que les décideurs choisissent en connaissance de cause. Mais une description plus fine des processus montre qu'il existe « une co-construction du scientifique et du politique ». Le discours des experts concourt à la fabrication du consensus politique et en retour cette fabrique a un impact sur la vie scientifique. Si une telle intuition paraît stimulante et prompte à satisfaire les désirs de démystification du lecteur, l'auteur se cantonne cependant à l'exposé de ces intuitions sans révéler quels sont, au juste, les « jugements de valeur tacites sur la nature et la société » qui guident les résultats du GIEC (Groupe d'Experts Intergouvernemental sur l'Evolution du Climat), par exemple.


Les relations entre les pays au coeur du débat climatique

Une anecdote plus concrète – dont l'issue fut lourde de conséquences géopolitiques – sur les relations ambiguës entre politique et expertise est livrée par Olivier Godard. Il raconte comment la publication des résultats d'une expertise américaine sur l'impact de l'introduction d'une taxe carbone   en Europe et aux Etats-Unis a provoqué une levée de bouclier unanime dans le camp américain car l'économie américaine étant plus intensive en carbone que l'économie européenne, il s'ensuivait « logiquement » qu'une taxe grèverait la compétitivité des produits américains. Les médias s'empressèrent alors de moquer la candeur des européens qui croyaient se payer un bol d'air pur sur le dos des ménages américains. Un an plus tard, la même expertise, soumise à un comité de relecture avant d'être publiée dans une revue scientifique, faisait état de résultats strictement opposés, en raison d'une erreur de raisonnement qui était passée inaperçue. Aucun média américain ne relaya cet « événement »...

Un autre thème clé qui émerge de ce tumulte éthique, scientifique et politique est celui de la place des « pays du Sud » qui seront les premiers pays exposés aux coûts du changement climatique et qui pourtant ne sont que très peu associés aux grandes négociations internationales sur la réduction des gaz à effet de serre. En caricaturant, les experts du Sud voient dans la modélisation un langage du Nord qui efface la responsabilité historique des pays développés et répartit les efforts collectifs à fournir à partir des données actuelles, l'année de 1990 étant communément prise comme référence. D'autre part, la modélisation appliquée aux pays en développement souffre d'une pénurie structurelle de données, ce qui affecte sérieusement la crédibilité des résultats. Ils revendiquent alors souvent la légitimité d'une approche moins économique et davantage fondée sur le droit.

Loin de clore le débat, l'ambition de cet ouvrage collectif est de fournir au public des guides pédagogiques pour décrypter la controverse autour du changement climatique. Le défi des auteurs consiste à montrer que les outils mathématiques et informatiques sophistiqués mobilisés dans le débat ne confinent pas nécessairement l'intelligence du problème environnemental dans des cercles restreints d'experts. Le modèle ne prescrit pas de solution, n'en déplaise aux décideurs en quête de formule miracle à peu de frais, il n'est pas non plus le reflet parfait d'une réalité fantasmée par quelques économistes de mauvaise foi, mais un modeste outil de traduction des visions du monde plurielles qui s'affrontent dans le débat public.


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Crédit photo : Alain Bachellier / Flickr