La série d'entretiens sur la politique culturelle syrienne rassemblés ici est née d'un soupçon. Celui d'une constante inscription par défaut, dans les actes et les conversations, de l'identité culturelle syrienne. Parler par négation, procuration ou par métaphore n'est pas dire qui l'on est. Certes, on parle quand même de soi, en commentaire. Ce rapport à double détente, en action dans la société dans son ensemble, est particulièrement troublant dans le domaine artistique, qui emprunte majoritairement les styles et les formes de l'art occidental dans une peinture unanimement déclarée "syrienne" sans en faire la preuve.

Bien que beaucoup s'en défendent, l'identité nationale apparaît comme un critère nécessaire et suffisant d'appropriation et d'assimilation. Pas nécessairement de digestion. Ainsi, la notion de patrimoine, construit ou mobilier, reste une notion difficile à cerner dans la société arabe. Nul objet, à l'exception de ceux du patrimoine religieux, ne semble porter l'histoire, les valeurs et les rêves de la communauté. Les Syriens prennent aujourd'hui soin de musées fondés et remplis par les Français, les Néerlandais, les Belges, les Allemands et les Italiens, mais ne se soucient pas d'y intéresser leurs concitoyens qui respectent les lieux sans se douter qu'ils sont faits pour eux. La culture ne fait pas débat public; elle figure souvent comme un accessoire mondain, un instrument social d'affirmation et de pouvoir (mais de peu de latitude) ou une caution intellectuelle pour celui qui la sert.

Combien de fois m'a-t-on répondu : "Qu'ont les gens à faire de la culture quand il s'agit de manger, de survivre ?". Comme les Français, pourtant mandataires de la Syrie dans l'entre-deux-guerres, l'ont oublié, ce pays a connu et connaît encore la pauvreté, en dépit des BMW qui sillonnent Damas tout klaxon hurlant. Si effectivement certains ont d'autres préoccupations que celle d'acquérir un billet à l'opéra de Damas, il est toutefois dérangeant de constater que le labeur justifie, dans les esprits, de priver quelqu'un de son existence culturelle que seul l'otium permet.

Voilà bien la réflexion d'une humaniste française, universaliste par atavisme et autoritaire par culture ; elle ne signifie pas grand-chose dans un monde dont les valeurs ne sont pas à la même place que les nôtres. La culture n'est pas qu'à l'opéra ou dans les expositions – surtout ici. Celle-là ne se débat pas, elle se rencontre sur les routes poussiéreuses ou caillouteuses de la steppe ou des montagnes, mais aussi dans les villes. Beaucoup de poésie, beaucoup de musique, un peu d'art plastique, un peu d'art dramatique. Des petites choses entre familiers qui n'ont jamais pensé à croître. Un goût, une chair, une matière difficile à faire rentrer dans nos canons culturels européens désormais gonflés à l'hélium.

Mais ici comme ailleurs, c'est dans son exposition, son quotient de visibilité que l'art devient un indicateur esthétique, social et économique – utiliser le terme "politique" ne serait pas le bienvenu. C'est pourtant bien dans la politique culturelle syrienne – héritière consentante et volontariste de la ligne soviétique en la matière – que j'ai cherché les échos d'une activité passée et présente, par le truchement de ceux qui l'animent ou y participent aujourd'hui dans diverses disciplines. Langue de bois, enfoncement de portes ouvertes et paradoxes jalonnent ça et là les raisonnements et les arguments portés par l'échange. Ils ont la même fonction que l'analyse qui a débuté cette introduction : reconnaître le terrain, prendre sa position, ajuster sa raquette. Au-delà du filet, c'est le verso du monde, et il est difficile de marquer des points quand certaines balles changent de nature en passant la frontière. C'est pourquoi je remercie mes cinq interlocuteurs de leur fair-play.

 

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