Aix-en-Provence. Le Pavillon noir s’élève, conçu par l’architecte Rudy Ricciotti. De l’extérieur, toutes baies vitrées ouvertes sur le monde, on voit les danseurs répéter, sous le regard d’Angelin Preljocaj. Après le spectacle au Théâtre des Abbesses, le rendez-vous est donné dans le sud de la France où le chorégraphe dirige sa compagnie depuis 1985.

nonfiction.fr : Comment passe-t-on du grand ballet romantique contemporain Blanche-Neige au Funambule de Jean Genet ? Il y a un grand écart entre votre traitement postmoderne du conte et le minimalisme d’un texte qui parle de l’"effacement de l’interprète, de la mort de l’homme au profit de l’artiste", selon Genet.

Angelin Preljocaj : Ce grand écart est lié à mon parcours. Je procède beaucoup par rebonds, par contresens. J’essaie d’être réactif par rapport à mon propre travail. Il faut sans cesse changer ses points de vue, ses démarches et ses procédés de création pour rester éveillé et vigilant. Cela signifie se mettre en danger et remettre tout en jeu. Tout ceci est très proche de la démarche de Genet et de sa vision de l’artiste. J’ai été imprégnée de Genet lorsque j’étais étudiant danseur, à la Schola Cantorum avec Karin Waehner. Souvent en proie au doute, j’étais habité par le fantasme de devenir danseur. Le Funambule m’est arrivé dans les mains par miracle, comme une bouée de secours, dans les moments de perdition. Il me remettait en selle et me redonnait du courage. J’y trouvais des choses qui me faisaient raisonner. Après l’aventure de Blanche-Neige et des collaborations diverses (Jean-Paul Gautier pour les costumes, Thierry Leproust pour les décors. Gustave Mahler prend aussi toute sa place dans le spectacle), j’ai eu besoin de revenir à une solitude et de puiser à la source. J’éprouvais la nécessité de me recentrer sur moi-même et de me prouver que je pouvais créer seul, comme à mes débuts, sans être entouré par toute une armada pour m’exprimer. Faire un solo m’a ramené à cette période de jeunesse où j’étais en plein apprentissage de la danse.

Pourquoi avoir choisi ce texte ?

C’est celui que j’ai rencontré au moment où j’étais en train de m’aiguiser pour devenir danseur. Hormis ce texte, je dois avouer que je connais mal l’œuvre de Jean Genet. J’avais vu Notre-Dame-des-Fleurs, mis en scène par Lindsay Camp. C’était assez extraordinaire, une sorte de parade, de foire, avec des travestis, des mimes, des danseurs. Le spectacle était totalement baroque, avec des passerelles, plusieurs niveaux de lecture, dans l’espace comme dans l’interprétation de l’œuvre de Genet.

Pourquoi danser Le Funambule. Quelle matérialité cela apporte-t-il en plus ?

Genet parle de danse quasiment toutes les trois phrases. Ce texte est aussi très sensuel. Il parle du sexe, des sécrétions du corps, du sang, du sperme. Genet est loin d’être un auteur éthéré. Il est très physique, terrien. Avec ses mots, il éprouve sa matérialité et la matérialité des êtres. Sa syntaxe est faite de chair, de muscles, de sang. Derrière chaque mot éclate un jaillissement charnel. Enfin, son rapport à la violence est une forme d’incarnation qui m’intéresse.

Quel rapport entretenez-vous avec son œuvre ?

Très jeune, Genet a été mis au ban de la société, écarté, désigné comme étranger, en quelque sorte. Je me reconnais dans ce rapport à la différence. Lorsque j’ai démarré, la danse était un art marginal et encore plus la danse contemporaine. La danse classique a toujours été plus institutionnalisée, plus ancrée dans les systèmes. J’ai beaucoup dit que, pour diverses raisons, la danse était un art du combat. Lorsque je suis réellement arrivé dans le champ de la danse, j’ai dû me battre pour imposer l’idée d’une danse contemporaine. Je me suis éduqué et j’ai grandi avec la danse. C’est quelque chose qui m’a aidé. J’ai toujours eu à lutter pour danser. Cela a commencé dans ma famille. Mes parents refusaient que je danse. Étant enfant d’immigrés albanais, cela ne se faisait pas du tout. Je vivais dans la banlieue parisienne, à Champigny-sur-Marne. Or, danser dans la cité était très mal perçu. Ce n’était pas viril et il fallait donc se battre pour ça. En cela, il y a une véritable résonance entre cet écrivain et moi. Genet est un écrivain du combat. Il lutte avec sa plume, sa syntaxe, ses mots. C’est peut-être aussi pour cela qu’il y a un couteau dans le spectacle.

La scénographie se compose d’un décor épuré : grandes feuilles de papier blanc et jeu d’ombres qui rappellent le Japon, une table évoquant la scène eucharistique. Pouvez-vous revenir sur la scénographie ?

Elle est signée de Constance Guisset. Tous les éléments ont un lien direct ave le texte. Il n’y a rien de décoratif. Je ne connais pas bien l’œuvre de Genet. Ce qui me frappe est la grande spiritualité présente dans Le Funambule. Vous avez remarqué dans la scénographie la table où je m’allonge. Je suis comme dans un tombeau, avec toute la dimension sacrée qui incombe à une telle représentation. On note dans ce texte une dimension spirituelle qui apparaît surtout vers la fin du texte. Genet passe par le stade terrien, animal et intellectuel. Au dernier étage de la fusée, Dieu débarque. Genet dit : « Tu entres et tu es seul, Dieu est là… » Il y a une vérité, voire un état de béatitude à ce moment-là. Genet joue du renversement entre le sacré et le profane. Sartre a bien saisi cette dimension dans Saint Genet, comédien et martyr. En ce sens, Genet est éminemment mystique. Des spectateurs ont souligné la dimension sacrificielle du spectacle qui rejoint l’aspect rituel, si présent chez Genet. Pour revenir sur la scénographie de Constance Guisset, les feuilles de papiers tombent comme des couperets. Ils scandent le temps, la matérialité, la chute. À un moment, ils deviennent des paravents. Nous ne nous en sommes pas rendu compte immédiatement. Il est étonnant de voir combien les choses, faites de façon instinctive, rejoignent le texte. Ce sont finalement des liens assez mystérieux.

Certaines aires géographiques sont très appuyées chez Genet. On sait sa fascination pour le Japon et son intérêt pour l’Espagne. En quoi l’esthétique liée à ces pays vous a-t-elle influencée ?

Le Japon m’est assez proche. Je m’y rends régulièrement. Mon premier séjour d’étude a eu lieu grâce à la villa Médicis hors les murs. J’ai étudié le Nô. Pendant 6 mois, j’ai appris une danse qui ne dure que 4 ou 5 minutes. Je n’ai fait que cela, mais cela m’a tellement apporté que j’en suis encore très imprégné. J’ai appris des choses très mystérieuses, comme la résistance de l’air, par exemple. Lorsque l’acteur de Nô entre en scène, il apparaît avec une telle lenteur qu’on a le sentiment qu’avancer, c’est pousser l’air devant soi. Toute la gestuelle découle de ça : un bras qui se lève n’est pas un simple bras, il pousse l’air vers le haut, avec des tas de nuance de résistance à cet air. Ce sont des choses qui m’ont énormément aidé pour la danse. Il y a dans la chorégraphie une dimension en creux qui change tout le temps, à chaque mouvement des danseurs. C’est un espace en perpétuelle réécriture.

Par ailleurs, l’Espagne représente entre autres la corrida. Depuis que je vis dans le sud, je me rends souvent à Arles ou à Nîmes. C’est un rituel assez troublant. Je peux comprendre les gens qui ne supportent pas ça. Comme dit Genet, c’est l’un des seuls jeux cruels qui subsistent et qui apportent une dimension liée à la mort, à la peur, extrême, palpable. Dans Le Funambule, on sent le chatoiement de l’Espagne : le sang, le torero, le taureau. C’est pour cela que j’ai fait le choix musical de Tchaïkovski qui correspond à l’entrée du torero.

Restons dans la sphère des influences. Les lumières de votre Funambule sont crépusculaires comme dans le film Querelle de Fassbinder. Peut-on parler d’une filiation ?

Je connais bien ce film que j’ai vu à plusieurs reprises. S’il y a des relations, elles sont purement intuitives, voire presque subliminales, car je n’ai jamais pensé à reproduire l’esthétique de Fassbinder. Quant à la lumière, elle est faite par Cécile Giovansili qui m’a proposé certains partis pris, entérinés avec Constance. C’est vraiment quelque chose qui s’est fait à trois.

Ce texte parle du risque, du péril de l’homme perché sur son fil qui peut tomber à tout moment. Quelle a été votre prise de risque dans ce travail ?

La plus grande prise de risque fut de dire le texte moi-même. Au début, je pensais travailler avec un comédien qui déclamerait le texte, tandis que j’incarnerai certains moments, en les illustrant ou en les complétant. Mais très vite, je me suis rendu compte qu’il s’agissait d’un texte de solitude et que ça affaiblirait énormément le propos d’être plusieurs sur scène (avec un musicien, un danseur et un acteur). Je me suis vite aperçu que tout cela devait être porté par un même corps, même s’il y a deux personnages dans le texte : Jean Genet l’homme mûr qui s’adresse à son amant et en filigrane, on a un athlète, en pleine force de l’âge. Ce sont deux éléments qui tressent une même dramaturgie.

Je suis heureux d’avoir été danseur. La fougue, l’énergie et la vitalité sont des qualités essentielles que j’associe à cette pratique artistique. À 52 ans, je me suis lancé dans l’exercice de lire ce texte et de le danser. Je peux à la fois donner l’idée de Jean Genet lui-même qui a écrit ce texte à un moment de la maturité et qu’il adresse à un jeune acrobate. Ayant été moi-même danseur, je peux aussi donner le revers de la médaille et incarner Abdallah. Dans le spectacle, je m’adresse à lui, puis je deviens lui. Il y a tout un jeu d’identification qui est répercuté dans le texte, avec l’idée de miroir, d’image. Finalement, il était plus cohérent que je dise moi-même le texte, quitte à prendre le plus grand risque de ma vie car je ne suis pas un homme de texte mais un homme de mouvement, de corps et d’espace. Je m’avance sur le fil du texte au même titre que le funambule avance sur le fil d’acier. Le danger était le risque de la chute. Avec Le Funambule, je pouvais trébucher et mourir symboliquement…

Vous êtes chorégraphe et danseur, à la tête de la compagnie Preljocaj depuis 1985. Comment conjugue-t-on la danse avec la comédie ? En quoi le texte est-il vital ?

Je n’ai pas voulu jouer la comédie. Initialement je souhaitais faire entendre le texte, de façon le plus neutre possible, avec juste les mots, l’articulation, les pauses, le silence, les suspensions. Le jeu et l’emphase ne m’intéressent pas. Je crois avoir été rattrapé par la danse. J’ai voulu danser presque verbalement le texte. Je ne le déclame pas comme un acteur et en même temps, je sens qu’il y a un rythme qui se met en route, avec des variations. Il y a des tempos dans la phrase qui donnent une intensité au texte que je prends de façon métrique et chorégraphique. Je me suis attaché au rythme des mots, des phrases, au poids des paragraphes. Ce sont des choses qui sont de l’ordre de la physique du texte. Le texte de Genet est en effet vital. Il a été question, lorsque j’ai eu très peur, de l’enregistrer en prenant les meilleures prises, avec des arrangements sonores et une atmosphère. Puis, très vite, j’ai pris le risque, je ne voulais plus tourner autour du pot.

Vous dites : "Le texte de Genet sort comme de la sueur." On sent votre corps épuisé, par le double engagement du corps et de la voix. Dans votre solo, comment avez-vous fusionné le texte et le corps ?

J’ai appris Le Funambule seul. Ensuite, lors des répétitions, je me suis installé à une table. Je faisais cet exercice tous les jours, en essayant de dire le texte dans son intégralité. Ensuite, j’ai commencé à me lever, à bouger. Je voyais bien que ça altérait le texte. J’ai composé certains passages chorégraphiques. Je remarquais que l’altération du corps altérait le texte, dans un sens positif ou négatif. Puis j’ai combiné tout cela pour que cela ait un sens, d’un point de vue dramaturgique. Il y avait dans ma démarche une mise en danger, un état de fragilité corporelle et vocale qui permet la justesse. Ce sont des expériences où le corps est au bord de ses limites. Avec Le Funambule, j’avais parfois l’idée utopique d’être à des moments où je transpirais le texte, de le dire à bout de souffle. Pour cela, il faut vraiment pousser le corps à des limites, ce dont parle Genet, d’ailleurs.

Quelles sont vos limites ?

Ce sont celles d’un homme de 52 ans qui renoue avec son corps, avec la danse, avec des choses qui étaient extrêmement vivaces à 25 ans et qui sont différentes aujourd’hui. Je danse toujours aujourd’hui, mais je suis surtout chorégraphe. Lorsque j’apprends une nouvelle chorégraphie à mes danseurs, je leur montre un extrait d’une minute. Après, ils enchaînent les minutes les unes après les autres, pas moi. C’est une question de résistance. Genet, lui aussi, est un résistant.

Que vous inspire la définition de l’artiste donnée par Jean Genet : "Que ta solitude, paradoxalement, soit en pleine lumière, et l’obscurité composée de milliers d’yeux qui te jugent, qui redoutent et espère ta chute, peu importe : tu danseras sur et dans une solitude désertique, les yeux bandés, si tu le peux, les paupières agrafées […] Tu es un artiste – hélas – tu ne peux plus te refuser le précipice monstrueux de tes yeux."

C’est un des moments que j’ai du mal à dire. Je suis toujours très précautionneux, lors de ce passage. C’est énorme. Les mots sont tellement puissants, multiples et visionnaires sur la création que j’ai toujours peur d’être en dessous de ce que je dis. Cette idée de précipice monstrueux des yeux désigne si bien l’abîme de la création !

Le Funambule est-il un exercice de solitude ? Quelle satisfaction avez-vous tiré de cette aventure avec Genet ?

J’ai l’impression d’être dans une sorte de fraternité avec Genet. Peut-être serai-je dénigré par des spécialistes. Peu importe. Par-delà la mort, quelque chose nous relie. Son texte nous rattache l’un à l’autre.

Au cœur de l’univers de Genet émerge entre autres la question du genre. Il parle du monstre et écrit : "Ton maquillage ? Excessif. Outré. Qu’il t’allonge les yeux jusqu’aux cheveux. Tes ongles seront peints […]. Homme ou femme ? Monstre à coup sûr".  Danse-t-on avec son sexe ?

Oh oui, incontestablement ! Dans mon travail, il y a une dimension sensuelle et sexuelle qui n’est pas calculée. Mais on ne peut pas généraliser cela à l’art chorégraphique. Si on prend le travail de Merce Cunningham, on voit qu’il n’est pas du tout sexué. Il va dans une telle abstraction dans son propos qu’il échappe parfois à l’aspect que vous évoquez. En même temps, on n’est pas totalement dans l’abstraction lorsqu’on danse car le corps a une matérialité, un genre. La plus grande abstraction en danse nous ramène toujours à l’existence, au corps, à la vie, à une biologie du vivant.

Votre question tourne autour de la transgression. Lorsqu’on est dans un processus de création, le fait d’intégrer l’idée que quelqu’un est sexué induit automatiquement que dans le processus, il puisse être transgressé. Je pense qu’il s’agit plus d’une dualité entre l’abstraction totale et une sorte d’asexualisation du corps, plutôt que de jouer sur la transgression des genres. Dans le texte, Genet ne parle pas toujours au funambule comme un amant. Chacun sait qu’il a écrit ce texte pour un jeune homme. En réalité, la texture du texte parle de tout ce dont on vient de parler avant, la création, l’engagement artistique, le danger, le risque, la mort. L’amour est très peu évoqué, finalement. Lorsqu’il est évoqué, c’est l’amour pour le fil et non pour l’autre.