Aux frontières du récit et de l’essai, une invite à repenser un discours de gauche.

Les ouvrages qui relèvent de ce qu’on peut encore appeler les gender studies -malgré le retour critique sur cette notion amorcé depuis de nombreuses années déjà aux Etats-Unis- déroutent souvent les lecteurs rompus aux subtilités des publications en sciences humaines et sociales. Le récit s’y mêle volontiers à l’analyse, ce qui déroge aux règles vermoulues de l’administration de la preuve. Non que celles-ci soient identiques selon les disciplines ! La sociologie ou la philosophie offrent en l’espèce plus de liberté que l’histoire, où le positivisme n’a pas complètement disparu des esprits. Mais l’un des aspects les plus stimulants des gender studies tient précisément à ce qu’elles invitent à une redéfinition de notre horizon textuel, en brouillant la frontière entre fiction et non-fiction. C’est à un exercice de ce style que Didier Eribon se livre dans son dernier ouvrage. A observer la relative discrétion qui a entouré Retour à Reims depuis sa publication, on croit deviner que les responsables des pages "Livres " des magazines et journaux n’ont pas su le "classer " dans la rubrique des essais ou des autobiographies. Leurs comptes-rendus se seront perdus dans l’entre-deux genres littéraire, qui vaut trop souvent comme triangle des Bermudes pour les publications "installées "…

Tableau d’un monde "dominé " : les milieux ouvriers dans la France des années de Gaulle

Retour à Reims
est donc un livre hybride. Un objet textuel non identifié (OTNI). Didier Eribon, qui a beaucoup bataillé en faveur de la dignité scientifique des études sur le genre en France   , y prend prétexte du récit de ses jeunes années pour réfléchir à la disparition du discours sur les classes sociales à gauche. A hauteur d’enfance, les années 1950-1960 ressemblaient-elles à ces belles images dorées que la mémoire collective a su enregistrer ? Dans nombre de récits des années de Gaulle, il n’est question que de joyeuses vacances ou de jeudis enchanteurs dans la maison des grands-parents à la campagne. D’un temps d’abondance, où le plan de stabilisation de 1963, qui fit passer l’inflation de 5% au début des années 1960 à 2,5% par an en 1965, échouait à contenir une expansion économique spectaculaire. De la découverte de la liberté des esprits et des corps.

C’est un tout autre paysage de la France d’alors que brosse Didier Eribon. Sa famille appartenait en effet au monde ouvrier. Les maisons ou appartements habités par "les travailleurs " se situaient fréquemment dans un espace de "relégation ", comptaient peu de pièces et presque jamais de salle de bains. La crise du logement n’avait en effet pas pris fin avec l’achèvement de la reconstruction et se poursuivit au moins jusqu’à la fin des années 1960   . L’espace familial ne pouvait donc être vécu que comme le lieu de la promiscuité dans les années 1950-1960. Maurice Pialat en présenta un visage bouleversant de générosité crue dans L’Enfance nue, par exemple, tandis que le quotidien d’une vie familiale dans un appartement exigu fut donné à voir par Les Quatre cents coups de François Truffaut.

Le monde ouvrier des années 1950-1960 ? Un univers d’usines, de mastroquets où se mêlaient odeurs de bière et de tabac, de petits jardins où poussaient les légumes qui accommodaient l’ordinaire. A première vue, un espace immobile depuis le début du XXème siècle… Comment ne pas reconnaître par exemple dans ces bourgeois qui osaient des gestes "déplacés " sur leur employée de maison le châtelain veule et libidineux du Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau, paru en 1900 ? La mère de l’auteur eut à subir de tels abus. En sociologue attentif à ce qui perturbe les machines imaginaires, Eribon sème pourtant ça et là des souvenirs à portée plus complexe. Le lieu commun de la "sédentarité française " est battu en brèche par les allers-retours d’une grand-mère illettrée entre Reims et Paris. Autre exemple : le modèle de la famille nucléaire, consacrée par le maire et le curé, occupait certes les consciences comme un horizon du souhaitable, mais les vies affectives et sexuelles dérogeaient fréquemment à cet ordre des mœurs bourgeois. Telle ouvrière –le mot avait gardé de sa charge péjorative dans les années 1950-1960- aimait "faire la noce ", telle autre était "à la colle " (en concubinage) avec un homme pendant de nombreuses années, sans chercher à "régulariser " sa situation, …

Prendre ses distances avec un milieu ouvrier hétéronormé


Ce hiatus entre le social et l’intime, entre identité assignée et identité vécue, Didier Eribon le ressent dès son adolescence, au moment où ce qu’il ne songe pas encore à nommer "homosexualité " le pousse à prendre ses distances avec la culture familiale. Distance politique, puisqu’il fait très jeune le choix du trotskisme plutôt que du communisme "identitaire " de ses parents. Distance culturelle, puisque l’amitié passionnée qu’il éprouve pour un camarade issu d’un milieu plus favorisé l’incite à envisager la connaissance comme un outil d’émancipation –et de séduction. Distance sociale, quand le jeune étudiant en philosophie "monté à Paris " choisit d’effacer consciemment tout marqueur "populaire " de son langage, de ses gestes ou de ses références ; un effacement en forme de paradoxe pour un homme se revendiquant de la gauche radicale, quelques années avant que d’autres s’établissent au contraire en usine. Et cette dernière distance, que les lecteurs de Didier Eribon s’étaient habitués à penser plus importante que les autres : la rupture avec la norme hétérosexuelle.

La mauvaise conscience de l’homme "arrivé "


Œuvre hybride, Retour à Reims se caractérise aussi par son ambiguïté. Le texte prend son élan depuis la ligne blanche que représente la mauvaise conscience de l’auteur. En consacrant ses travaux aux questions de genre plutôt qu’aux mécanismes par lesquels s’exerce la domination sociale, n’aurait-il pas trahi "sa race ", pour reprendre une expression de l’écrivaine Annie Ernaux ? Ce remords le pousse à systématiser des analyses qui réifient les destins individuels. Nul ne niera certes que "l’école de la République " mythifiée par Jean-Pierre Chevènement et consorts fonctionna dès l’origine comme une machine à exclure les moins dotés –en capitaux culturel, social et financier. Et que les miraculés du système étaient récupérés rhétoriquement par un système de domination qui, pour se perpétuer, nécessitait des contre-exemples. Les apports de cette critique radicale des institutions n’en éliminent pas pour autant les risques. Prêter des intentions oppressives aux institutions, identifier en l’école un "appareil idéologique d’Etat ", n’est-ce pas céder aux blandices de la théorie du complot ? Didier Eribon laisse du reste dériver son propos de la critique virulente des mécanismes de domination sociale vers celle de l’ordre hétérosexué. Il ne s’explique pas complètement sur ce "retour à la question homosexuelle " dans le mouvement du livre. Mais on comprend que, pour lui, la revalorisation de la "question sociale " dans le discours de gauche, pour urgente qu’elle soit, ne saurait se faire au prix d’un abandon des thématiques "libérales " comme le droit de vivre sa sexualité et son identité sans subir d’agression de la collectivité.

La question sociale et le problème des libertés

Didier Eribon comprend cette articulation des luttes comme le seul horizon d’un discours progressiste pour demain. Ce faisant, son livre peut être considéré comme un réquisitoire contre ce "retour aux valeurs " que prônent aujourd’hui certains quadragénaires membres du Parti socialiste. Face à l’ordre des genres, des classes, des existences, les gauches auraient au contraire vocation à tenir un discours de liberté et d’émancipation : quoi de plus progressiste que de vouloir "donner à chacun les moyens d’exercer sa liberté ", comme l’envisageait Rawls ? Cette ambition ne pourra pas toutefois suivre le même schéma que dans les années 1970, dans ce croisement des feux entre des intellectuels que fascinaient les politiques, que les politiques admiraient et qui parlaient à ce que les catégories populaires avaient de meilleur. D’autres acteurs, d’autres rapports doivent présider à l’élaboration d’une pensée de progrès pour demain.

Retour à Reims balance entre raison et émotion, entre analyse et autobiographie   . Cette oscillation est le mouvement même d’un texte probe jusque dans ses injustices –notamment à l’encontre de Raymond Aron, dépeint en symbole caricatural et haïssable de l’ethos bourgeois. Les amateurs de romans plus que d’essais garderont en mémoire la silhouette du jeune homme aux cheveux longs   hantant des lieux de drague rémois puis parisiens, non sans être témoin de violences homophobes presque banalisées   . Ou encore ce récit –cruel comme le réel- d’un père qui, homophobe au quotidien, ne peut s’empêcher d’être fier de son fils quand il le regarde parler d’homosexualité devant des centaines de milliers de spectateurs, à la télévision, …