Un psychanalyste nous montre comment travailler en finesse avec l'imposture dans la vie et dans la littérature.

Le film récent de Ricky Gervais, L’invention du mensonge, dépeint un monde utopique où le mensonge n’existerait pas car tout le monde dit tout ce qu’il pense tout le temps. L’avantage est évident pour le héros qui, poussé par la nécessité économique, est le premier à «inventer» le mensonge : il va à sa banque retirer de son compte plus qu’il ne possède, ce qu’on lui donne sans discussion. Le seul terme qu’il trouve pour désigner le mensonge est "dire ce qui n’est pas".  Une franchise absolue règne dans les rapports humains - la jolie jeune femme qu’il invite au restaurant pour la première fois lui confie, dès qu’elle ouvre la porte, qu’elle était en train de se masturber, et qu’elle doit terminer la chose tandis qu’il attend dans le salon. Le problème technique - comment représenter un monde où le mensonge serait inconnu - était intéressant, mais ici les personnages pêchent par excès de sincérité; lorsqu’il perd son travail, sa secrétaire lui confie qu’elle l’a toujours détesté, et tout au long de cette moralité, les gens se disent tout haut leurs quatre vérités sans sembler s’offusquer le moins du monde. Un monde sans mensonge serait un univers sans répression, donc sans inconscient. La forme narrative prise par le film amène à une autre conclusion : c’est le ton de la satire qui domine, car les "vérités" que s’assènent les gens de manière si brutale ne reflètent que la doxa de la société petite-bourgeoise nord-américaine : les gens beaux ont de meilleurs "gènes" à transmettre, les riches sont naturellement en haut de l’échelle sociale et les pauvres en bas, le vieillissement du corps est inexorable, il n’y a rien à espérer après la mort donc il faut profiter de ce qu’on a tant qu’on le peut. Il est donc amusant de voir Gervais réinventer la religion à partir de rien et comme un correctif à cette vision banalement cynique, faux Moïse offrant ses consolations comme des tables de la loi rédigées au marqueur sur des cartons de pizza. Après quoi, comme s’il avait été effrayé devant sa propre audace, l’imagination du scénariste se tarit et le film s’effondre.


Ceci nous rappelle que le mensonge est essentiel à la cohésion des rapports sociaux, et que nous en sommes d’autant plus fascinés par ceux qui font du mensonge une méthode, une manière de vie, une arme pour leur réussite. Qu’ont-ils compris, qu’ont-ils risqué, ceux qui poussent l’imposture plus loin que nous ? Nous nous contentons le plus souvent de petits mensonges de complaisance afin d’atténuer la peine des autres ou de faciliter le bon déroulement de certaines réunions familiales mais sommes intrigués par les imposteurs qui accomplissent si aisément ce que nous nous refusons. C’est la question qu’explore avec élégance et subtilité Patrick Avrane, l’auteur d’excellents ouvrages sur les timides, les gourmands et les drogués, sans parler de livres sur la littérature qui ont fait date, avec de belles études de Jules Verne, Conan Doyle et Barbey d’Aurevilly. Que ce soit dans la vie ou dans la littérature, l’imposteur n’est pas seulement un menteur, c’est quelqu’un qui trompe en se faisant passer pour ce qu’il n’est pas, qui déguise sa véritable identité, comme Tartuffe ou Jean-Claude Romand, ou l’usurpe comme tant de faux prétendants aux divers trônes européens. Utilisant tant des sources littéraires et historiques que des cas rencontrés dans son cabinet, Avrane classifie, et, à partir de réflexions de Françoise Dolto sur les " dandys", soit ceux qui mettent en avant leur savoir-faire vestimentaire pour créer la confiance et impressionner, il en vient à dresser toute une typologie de l’imposture. A partir d’un point commun, la manière dont les imposteurs savent habilement créer la confiance en lisant le désir de l’autre, Avrane s’attache à définir les divers styles de l’imposture. Il distingue ainsi trois grandes catégories : les hypocrites, les mystificateurs et les usurpateurs.

 

Dans le domaine français, l’hypocrite tend à rester dans le domaine de la comédie, car c’est au Tartuffe de Molière qu’on pense, tandis qu’un anglo-saxon évoquera  plus volontiers la tromperie violente et meurtrière d’un Iago face à Othello. Avrane relit Tartuffe de manière attentive, reprend sa genèse, se demande si la première version de 1664, celle qui fut interdite, se terminait par le triomphe du faux dévot, et pousse Tartuffe vers le rôle de l’imposteur (qui est dans le titre de la pièce) plus que de l’hupocritês masqué. Avrane justifie donc la conclusion de la pièce qui peut sembler à beaucoup un simple deus ex machina,  l’intervention royale qui met fin aux agissements de Tartuffe, car il montre que Molière fait intervenir le représentant du grand Autre lacanien (p. 67)  et compare ce dénouement heureux avec ce que peut produire une psychanalyse face à un imposteur, même si les deux premiers cas qu’il expose l’ont amené à refuser de poursuivre l’analyse, déjouant assez vite la demande d’un faire-semblant.


Le mystificateur qui a attiré le plus d’attention dans ces dernières années, à part bien sûr le financier véreux Madoff qui a fait trembler Wall Street, est Jean-Claude Romand. Ici, la lecture que donne Avrane de l’affaire Romand est exemplaire. Il attire l’attention sur un détail qui, à ma connaissance, n’a pas été relevé par les commentateurs. On sait que la mystification de ce docteur imaginaire qui avait connu un succès remarquable touchait à sa fin en 1992 (les meurtres de la famille furent commis en janvier 1993). Sa femme commençait à avoir des doutes, on lui demandait de rendre l’argent faussement placé en Suisse, etc.  Or tout commence à se gripper dans la machine bien huilée de l’imposture quand un autre parent d’élève remarque une contradiction dans les déclarations du faux docteur, qui tantôt soutient le directeur de l’école, tantôt vote pour une sanction. Celui qui se met à dénoncer Romand n’est autre que Serge Bidon, qui menace de lui casser la figure de manière toute rhétorique, ce qui terrifie l’imposteur. Il n’est pas exagéré dans ce cas-ci de revenir vers le conflit des deux patronymes : l’homme qui vit sa vie comme un roman s’affronte avec celui qui révèle le côté "bidon" de sa supercherie. "Le roman serait-il bidon ?" demande Avrane   et justifie ensuite le côté de calembour de cette trouvaille en citant de nombreux cas de lapsus féconds ou de contrepèteries révélatrices en cure analytique. Je suis tout à fait convaincu par cette idée, au moins pour expliquer le déclenchement paranoïaque qui a tourné à la tuerie. Avrane note aussi un curieux lapsus de Romand, qui, lors de la découverte des corps de sa femme et de ses enfants, avait déclaré à la police qui n’avait pas encore trouvé les cadavres de ses parents : "Tu ne tueras pas", c’est le deuxième Commandement, en tant que Chrétien, je n’ai pas pu faire cela !"   Or le Commandement qui interdit le meurtre vient en sixième position, tandis que le second Commandement est celui qui vise l’imposture en interdisant qu’on se prosterne devant des images taillées…  L’idolâtre est un imposteur aux yeux de Dieu, et Romand ne pouvait donc, dans ses appels hypocrites à sa religion, manquer de trahir sa propre imposture face à l’Autre.   
Dernier volet du triptyque, l’analyse de l’usurpateur consiste en une  lecture croisée de deux histoires, le roman de Cocteau Thomas l’Imposteur et les récits autobiographiques de Christian Rocancourt, Moi, Christophe et Mes vies. Rocancourt, appelé le prince des imposteurs, s’est fait passer pour un énarque, un producteur de cinéma, un membre de la famille Rockefeller pour exploiter ses innombrables victimes. Dans les deux cas, on observe une fusion avec un roman des origines, ce qui fait remonter aux sources mêmes du roman, si l’on suit Freud et Marthe Robert. Nous recherchons toujours un passé plus noble, des parents royaux, et jouissons sans scrupule de l’immunité particulière qui est conférée au héros des contes ou à Superman. De même, l’usurpateur se moule sur le mythe qu’il crée, et donc a tendance à être son propre dupe, tandis que le mystificateur garde le sens d’une frontière, même poreuse, entre la vérité et le mensonge. Dans le débat sur le mensonge et la conscience de soi qui a occupé bien des philosophes, depuis Nietzsche et Sartre jusqu’à Derrida qui déclarait naguère qu’on ne peut jamais prendre un menteur sur le fait parce qu’on peut toujours dire qu’on s’est trompé, et qu’il n’y a pas de mensonge à soi-même, Avrane choisit et conclut qu’il y quantité de cas où l’on voit des gens se mentir à eux-mêmes et aussi croire leurs propres mensonges.


La dernière partie de son livre décide de poursuivre cette enquête en se portant sur le terrain même de la psychanalyse. Il analyse le cas de Katilina, jeune femme parfaite qui avait refusé de voir en elle une homosexualité que sa mère cherchait à oblitérer et explique ce cas à la lumière des positions de Freud qui n’avait jamais caché son attitude très tolérante face à l’homosexualité. Puis il reprend le cas de Mishima, dont la Confession d’un masque expose les racines perverses de sa sexualité honteuse, avant de la reconnaître pour sombrer dans un délire militariste. Enfin il commente de manière plutôt ironique les relations complexes qui ont lié Masud Khan, D. W. Winnicott et le patient du premier psychanalyste, Wynne Godley. Deux articles de Godley parus en 2001 ont décrit le traitement pour le moins singulier qu’il avait connu avec Khan quelque quarante ans plus tôt. Les "bouffonneries" de Khan étaient certes extravagantes, mais on se demande si elles étaient gratuites ou même dénuées d’efficacité. Il a fallu que Godfrey obtienne de Winnicott lui-même l’assurance que "Khan était fou"   pour qu’il prenne ses distances. On ne peut manquer de penser aux "bouffonneries" comparables d’un Lacan à la même époque (Avrane ne va pas jusque là), mais ces conduites extravagantes n’allaient pas jusqu’à l’idée winnicottienne d’un "faux self", ou d’une scission entre le vrai moi et faux moi, ce qui aurait servi à expliquer l’imposture… Le narcissisme de Khan avait eu  une fonction thérapeutique face à son patient, mais sa propre conceptualisation restait à la traîne. Ce qui ne fut jamais le cas avec Lacan, comme on le sait. 

Le psychanalyste n’est donc pas à comparer au personnage incarné par Tim Roth dans la série américaine Lie to me, série qui connaît un grand succès actuellement. Roth est un expert en mensonges employé par la CIA et le FBI pour dénouer des cas difficiles. Il sait observer les moindres contractions des yeux, de la bouche et des muscles du cou, et déduire du langage du corps (bien sûr analysé sur des ordinateurs et mesuré, disséqué, digitalisé) si les gens disent la vérité ou non. Un psychanalyste pourrait reprendre à son compte le titre de la série : "Mentez-moi !" Pourtant, si cette injonction est souvent productive, il ne devrait pas en déduire qu’il possède la vérité : il restera toujours une part d’énigme dans le désir. Avrane condense ceci en une formule heureuse : "Le psychanalyste est toujours pris pour un autre. Mais quand il se prend lui-même pour cet autre, alors il y a imposture".   Ceci amène Avrane, qui est ou a été président de la Société de Psychanalyse Freudienne, à évoquer son expérience lors de réunions officielles avec des représentants du ministère afin de redéfinir le statut du psychanalyste.  Le projet visait à interdire la pratique des charlatans, mais les psychanalystes décidèrent très sagement qu’ils ne devaient pas attendre leur statut de normes fournies par l’administration de la santé ou de l’état. Les psychanalystes ne peuvent s’autoriser que de leurs institutions—ils peuvent, bien sûr, traiter les membres des autres organisations d’imposteurs, et le font d’ailleurs souvent, mais comme conclut Avrane, il n’y a qu’un psychanalyste qui puisse accuser un autre psychanalyste d’imposture.