Une première biographie de Bernard-Marie Koltès non sans mérites mais qui ne prend pas la mesure de l'auteur et se concentre sur une image d'épinal.
On distingue plusieurs genres biographiques, ils ne dépendent pas des tumultes d’une vie, mais de l’articulation entre une œuvre et un sujet. Une existence aussi volontairement discrète soit-elle, comme celle de Beckett, peut donner l’occasion à des milliers de pages. On se souvient de la volumineuse biographie que lui consacra James Knowlson. C’est la pensée d’un écrivain, en l’occurrence, qui insuffle la réalité de sa vie biographique. Brigitte Salino, journaliste au journal Le Monde, a opté pour une chronologie illustrée de détails encadrés de circonstances et d’anecdotes rapportées. Elle trace un portrait de Bernard-Marie Koltès, mais en le détachant de cette autonomie que prend l’œuvre et qui en retour modélise les actions de l’écrivain. D’une certaine manière son livre Bernard-Marie Koltès peut se voir à la manière d’une psychologisation des faits. La construction de soi qui fait de toute biographie, le rapport sur ce qu’un auteur a écrit, comme forme de son existence, manque à l’appel. Prenons l’ouverture symbolique, elle s’applique à la description d’un "cliché", puisqu’il s’agit de la photo de couverture du livre.
Image saint-sulpicienne
On y voit un jeune homme, aux allures adolescentes, androgynes et : "Comme on le dira souvent de lui, Bernard-Marie Koltès est très beau. Mieux : il a la grâce. Quelque chose de solaire. Et pourtant, entre ombre et lumière, la photo d’Elsa Ruiz avoue ce qu’il cache : une part secrète, à lire dans le regard. Ceux qui l’on bien connu le savent". On a là en synthèse, essentialisée la suite du livre, à travers cette "lecture" photographique de l’écrivain. Le jugement de Brigitte Salino finit toujours par l’emporter, sur l’objectivité que seule la liaison étroite avec l’écriture peut rendre. Cette image arrêtée, par ailleurs très connue, représente ce que la biographie manque : le mouvement incarné de l’oeuvre "dans un corps et dans une âme" selon la formule de Rimbaud. L’absence fréquente de sources, d’une bibliographie et d’un index développés laisse la biographie dans un flottement, une indécision entre le vrai, le vraisemblable, le possible, l’invérifiable. Comme si la légende de "l’adolescent de génie", rattrapé par une maladie "maudite", avait pris la place d’une étude rigoureuse de ce dont l’œuvre rapporte au vécu historique.
C’est le projet de cette biographie qui devient alors insaisissable. L’art du portrait, depuis Les vies parallèles de Plutarque, ou Suétone, peut graver à l’eau-forte des actions qui hissent un héros au rang de mythologie. Si l’on bâtit un personnage comme mythe, il est selon Lévi-Strauss, simultanément "d’un moment" et de "tout temps", ce qui le fige dans une idée, et l’anthropologue d’ajouter "dans une idéologie". Reste à savoir quelle "idéologie" préside à cette fixation, dans les deux sens du terme. Plus près de nous, Pierre Michon a excellé dans cette miniaturisation, souvent oblique avec Rimbaud le fils, ou à partir de photographies, de Beckett, de Faulkner dans Corps du roi. L’œuvre entière s’y ouvrait en tirant la diagonale d’un geste, d’une attitude, d’un regard perçant, de l’étoffe d’un tissu. Mais, justement en créant un écart, avec le stéréotype, en allant chercher ce qu’aucune idéologie ne peut saisir. D’emblée, la biographie de Brigitte Salino nous rappelle qu’un pli photographique nous en dit souvent long sur une œuvre. À savoir en détacher, ce que Barthes appelait le punctum, c’est-à-dire le point de gravité où "dieu et le diable prophétisent dans les détails", ce qui n’est pas le cas dans cette biographie. Le légendaire de la vie de Koltès passe au premier plan, telle une vignette surlignée, inscrite en dessous d’une image interprétée de manière subjective. Lui donnant un sens imaginaire, et cherchant à en extraire une véracité a priori. La recherche accumule ces indices qui dévient l’enquête de l’auteur, comme si impressionnée par son sujet, elle alliait un idéalisme dans la méthode sociologique à des commentaires personnels lapidaires et souvent énigmatiques : "Tout était dit. C’était lui." D’où il ressort une image saint-sulpicienne, de l’auteur de Quai Ouest.
L'auteur inaperçu, l'homme exhibé
Cette aporie méthodologique passée, on peut mettre au crédit de cette première biographie de Koltès, l’essai d’insérer l’auteur dans son époque. Une certaine épaisseur du temps se trouve rendue, les interlocuteurs de Patrice Chéreau à Luc Bondy pour les metteurs en scène, les proches et amis, une cinéaste comme Claire Denis, contrastent les points de vue. Mais là encore, la brièveté des propos recueillis, le manque de perspective historique, engage la biographie vers un pointillisme impressionniste, qui fait perdre la vue d’ensemble. Les événements qui sont repris en finissent par former une toile de fond abstraite, sans liens réels avec le travail de l’écrivain. On suit le "personnage" à la manière d’une fiction, dont toutes les étapes convergent vers une seule et même vision romantique. Les dramaturgies qui jalonnent la trajectoire de Koltès s’en voient réduites à des résumés de pièces, qui ne rendent pas justice de leur complexité. Si l’on reprend les milliers de pages des biographies, de Jean-Yves Tadié pour Proust ou de Jean-Jacques Lefrère sur Rimbaud, et encore récemment sur Lautréamont, la différence de traitement devient cruelle. Brigitte Salino a dans son court volume, comparativement, laissé de côté la stratégie de l’auteur, ou comment la notion d’œuvre devient active en se faisant elle-même autobiographie.
Son livre nous dit le socle familial de manière fouillée, l’importance des voyages initiatiques, les amitiés cloisonnées, les vies parallèles entre "le théâtre et la rue", les difficultés de l’écriture, la tentation constante du cinéma, son militantisme au Parti Communiste, la réussite souvent contredite par l’incompréhension, notamment sur la place de l’étranger dans ses pièces, la lutte acharnée contre la maladie. Mais sans voir le dessein profond de l’auteur qui fut d’atteindre à un universel. De ses lectures, celles que la biographie mentionne, il ne reste rien de l’implication vitale qu’elles vont avoir pour la vie de Koltès. Son amitié avec Heiner Müller ou le témoignage d’Alain Robbe-Grillet ne font que passer comme des ombres lacunaires. Sans compter les oublis, de James Baldwin ou le "Nat Turner" de Styron, jamais cités alors que l’on sait l’importance considérable qu’ils eurent. Un écrivain proche de Koltès, tel que Simon Djami, qui dédia sa biographie de Baldwin à l’auteur de Dans la solitude des champs de coton, n’apparaît pas, beaucoup d’autres encore. On sait l’exhaustivité impossible, et même non souhaitable, tant elle risque de faire perdre le point de vue de l’auteur. Mais cet angle n’apparaît toujours que par défaut, ou plus précisément il ne se révèle que par une mise en relief de certains éléments, dont l’homosexualité devient le fil rouge.
L'homosexualité transcendentale
Mais Bernard-Marie Koltès n’est pas Cyril Collard, Brigitte Salino fait justement remarquer que l’écrivain disait lui-même que l’homosexualité n’était pas un élément sur lequel on pouvait s’appuyer pour le comprendre. S’il parlait de son œuvre, il étendait ce non-lieu à sa vie. Là aussi, l’évitement des textes pour comprendre se paie d’un malentendu. Toutes les pièces de Koltès, depuis les débuts avec Les Amertumes jusqu’à Roberto Zucco, sont des explorations d’un dépassement d’une sexualité normée sur cette alternative, en forme d’opposition. On se définit par son langage qui s’incarne dans un corps, dont la sexualité marque l’acte décisif de cette incarnation. Le versant mystique, le fond évangélique de Koltès a probablement dû exacerber cette attitude. Mais, il n’en demeure pas moins impossible d’essentialiser l’homosexualité, surtout lorsqu’il s’agit d’un écrivain, dont tout le travail consiste justement à communiquer avec toute forme de langage, de relation au monde, à l’autre, donc de déconstruire les types dominants de sexualité, y compris minoritaires. L’identité sexuelle n’est pas un "problème", soumis à des aveux douloureux ou doloristes, un marquage secret et caché, voire refoulé, puisque pour Koltès, ce n’est pas la question. Ce qui n’empêche pas les pratiques de dragues, les "amours nègres ou métis", mais comme la correspondance le démontre, elles ne coordonnent en rien le primat d’une vie. Aussi essentielles fussent ces rencontres de hasards, souvent décrites par Koltès comme sublimes.
Il aurait fallu repérer la tendance farouchement platonicienne de Koltès, ce désir de faire un, de revenir à l’unité primordiale, mais aussi son contraire, cette impossibilité de la fusion. Ce qui aurait mis en rapport, l’intérêt pour la science, la logique, la dialectique, avec l’inverse l’irruption de l’irrationnel et des spectres, des revenants, les mythes archaïques junguiens ou amérindiens. Le piège œdipien des rapports difficiles au père, trop unilatéral dans la biographie, serait devenu plus complexe, plus riche de développement pour la compréhension des paternités militaires, dans les pièces. Cette dualité conflictuelle est essentielle pour lire la vie et l’œuvre, elle spatialise une inversion de "l’ordre du discours" comme le dit Michel Foucault, des termes injurieux qui sont repris en tant que nobles, mais surtout c’est "l’envers du monde" que Koltès dévoile, ce que le trop grand attachement de Brigitte Salino au milieu du théâtre obère le plus souvent. Sur ce renversement des valeurs, on rouvre la somme que l’écrivain Edmund White a consacrée à Jean Genet. Dans cette biographie "à l’américaine", c’est-à-dire extrêmement documentée, on y inventorie tous les passages biographiques qui ont remis en question l’origine, l’engendrement. Il est dommage que Brigitte Salino ne se soit pas inspirée de cette approche, pour problématiser les interrogations sur la filiation, le rapport à la mère, à la province. Et à nouveau le renvoi oublié vers l’importance d’un François Mauriac pour l’écriture de Retour au désert.
Pour nombre de biographes, il s’en est fallu de plusieurs reprises, versions, pour parvenir à une "image" la plus juste possible d’un auteur. Il faut toujours considérer un livre tel que Bernard-Marie Koltès, comme une étape dans la connaissance. Il n’en reste pas moins dommageable qu’il ne soit pas vu que Koltès a toujours mis l’universel, au-dessus de sa condition, "une existence minuscule", "une vie sans intérêt" selon ses propres termes. D’abord dans une vision chrétienne, puis marxiste, enfin à travers la "figure de l’étranger", à chaque fois des universaux qui ne sont pas l’apologie de la différence, de l’exaltation du moi, d’une communauté réduite à son essence sexuelle, raciale ou sociale, mais dans un dépassement des particularismes. La plupart des faits relatés dans la biographie de Brigitte Salino étaient déjà connus, après vingt ans de travaux critiques, leur décryptage ne laisse aucun doute sur sa quête du prochain. Si l’auteur insiste, à juste titre, sur le "militantisme" intransigeant, de Koltès à voir des noirs ou des Arabes sur scène, ce n’est pas uniquement par idiosyncrasie personnelle, mais surtout pour montrer le "devenir étranger" du monde, la présence du lointain en chacun de nous. En ce domaine, chaque nouvelle avancée corrige la précédente, la complète. C’est un travail de long terme, où le projet biographique rejoint toujours un point de vue critique, de nouveaux documents apparaissent, des témoins deviennent accessibles, en ce sens ce qui reste une chronique journalistique peut devenir une œuvre de référence.