La plus vaste entreprise de publication de la correspondance passive du compositeur Camille Saint-Saëns (1835-1921) jamais réalisée à ce jour.

L’ouvrage que les éditions Symétrie (installées à Lyon) proposent aux chercheurs mais aussi plus largement aux amateurs d’histoire de la musique savante représente de très loin la plus vaste entreprise de publication de la correspondance passive du compositeur Camille Saint-Saëns (1835-1921) jamais réalisée à ce jour. Présentée et rigoureusement annotée par Eurydice Jousse, professeur au conservatoire de Metz et par Yves Gérard, professeur honoraire d’histoire de la musique et de musicologie au Conservatoire de Paris, éminent spécialiste de Saint-Saëns, cette somme se présente comme la résultante éditoriale d’une remarquable exposition intitulée « Camille Saint-Saëns et les compositeurs » tenue au Château-Musée de Dieppe du 13 janvier au 9 mars 2009. Cet événement avait notamment permis la redécouverte, lors d’un concert à l’église Saint-Jacques, d’un psaume intitulé Super Flamina Babylonis (concert du 13 février 2009). La politique culturelle engagée par la Ville de Dieppe et la valorisation des collections entreposées au Château-Musée par Saint-Saëns lui-même à partir de 1889 répondent à la demande des spécialistes et du grand public de mieux connaître les riches fonds  de cet emblème patrimonial de la cité maritime. Cette dernière exposition de 2009 n’a été que le dernier exemple d’une longue suite de manifestations organisées depuis des années par le Conservateur en chef Pierre Ickowicz dans l’intention de mettre en valeur le caractère exceptionnel des collections placées sous sa responsabilité et dont le joyau – outre les ivoires et les peintures - est sans conteste cette somme d’environ 20000 lettres reçues par l’auteur du Carnaval des animaux tout au long de sa vie. A cet ensemble épistolaire le plus imposant de tous, il convient d’ajouter les centaines de lettres de la Bibliothèque nationale de France, les milliers contenues à la Médiathèque Gustav Mahler à Paris ainsi qu’une myriade de lettres dont on trouve régulièrement la trace dans les catalogues de ventes aux enchères. Il convient de rappeler que le Catalogue Thématique des Œuvres Complètes de Camille Saint-Saëns, publié dans son premier volume par Oxford University Press grâce au travail d’inventaire de Sabina Teller Ratner, fournit la liste de dizaines de bibliothèques et d’institutions musicales à travers le monde conservant notamment une correspondance du « Maître ». L’initiative des éditions Symétrie résulte donc d’une coopération et d’une synergie ayant réclamé le soutien de la Directrice de collection, Malou Haine (professeur à l’Université Libre de Bruxelles, Conservateur du Musée des Instruments de Musique de la même ville, chercheur associé à l’Institut de Recherche sur le Patrimoine Musical Français), l’aide de spécialistes reconnus tels que Marie-Gabrielle Sorret, auteur d’une thèse sur Saint-Saëns soutenue récemment à l’Université François Rabelais de Tours, la collaboration d’acteurs de la vie culturelle dieppoise tels que le responsable du Fonds ancien de la Médiathèque Jean Renoir, Olivier Nidelet, ainsi que la participation d’institutions comme l’Académie de France à Rome ou encore la direction de la musique du Ministère de la Culture.

Cette caution scientifique garantit à cet ouvrage de 687 pages sa place parmi les outils désormais indispensables à la compréhension de l’histoire du milieu musical européen de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe siècle, que l’on s’intéresse directement ou pas à Saint-Saëns, la plume étant celle de 92 musiciens parmi lesquels l’on trouve Hector Berlioz,  Georges Bizet, Max Bruch, Emmanuel Chabrier, César Cui, Paul Dukas, Alexandre Glazounov, Edvard Grieg, Vincent d’Indy, Franz Liszt, Ignacy Jan Paderewski, Anton Rubinstein, Clara Schumann, Piotr Ilitch Tchaïkovski, Giuseppe Verdi ou encore Richard Wagner, pour ne citer que quelques noms parmi les plus illustres. Un double index des personnes et des œuvres facilite la consultation de l’ouvrage qui classe les musiciens dans l’ordre alphabétique procurant pour chacun d’entre eux un portrait reproduit avec soin. Un cahier d’illustrations avec des photographies de Bertrand Legros met en valeur un certain nombre de documents provenant des collections du Château-Musée de Dieppe. D’autres clichés permettent entre autres la reproduction çà et là d’une carte de visite de Ludovic Halévy, d’un extrait de lettre d’Henri Rabaud, de Reynaldo Hahn ou d’une partition de Massenet. Un rapide descriptif fournit systématiquement les caractéristiques de chaque lettre selon la tradition du catalogue qui veut que l’orthographe et la syntaxe d’origine aient été conservés dans une large mesure. Tout un minutieux travail de déchiffrage, de datation, voire de traduction et d’identification ajoute en notes des éléments indispensables à la lecture de cette anthologie.  La sélection opérée a sciemment retenu les musiciens passés à la postérité à l’exception de Fauré dont la correspondance avec Saint-Saëns a fait l’objet d’une publication sous la direction de Jean-Michel Nectoux en 1971 puis en 1994. L’absence des échanges épistolaires avec Charles Lecocq  se justifie en outre par le projet d’une édition d’environ 500 lettres.

Le nombre élevé de correspondants sélectionnés ainsi que le choix de retenir la totalité de leurs lettres retrouvées à Dieppe contribuent à rendre cette somme très diverse et d’un  intérêt inégal. Certains billets ne comportent que quelques mots, tout au plus quelques phrases tandis que d’autres missives développent davantage le lien qui unit Saint-Saëns à tel compositeur français ou étranger, de telle ou telle génération. Qu’elles proviennent de Vincent d’Indy répondant avec talent point par point aux attaques de Saint-Saëns en 1919 ou qu’elles émanent de Georges Bizet dont la disparition causa au « Maître » un immense chagrin, les pages extraites de cet océan de papier livrent autant un éclairage officiel qu’une part intime de la sphère musicale européenne dont Saint-Saëns fut à coup sûr l’un des protagonistes.

De l’aveu même d’Yves Gérard, cette contribution ne peut qu’encourager de futures initiatives du même genre compte tenu de l’immense travail qu’il reste à accomplir. Les archives dieppoises détiennent nombre de documents adressés à Saint-Saëns par des écrivains, par des hommes d’Etat, par des interprètes et par des musicologues où se côtoient célébrités et inconnus. Cette heureuse entreprise éditoriale contribue, s’il en est besoin, à la réhabilitation de l’une des grandes figures du monde musical français et offre un panorama exceptionnel du fonctionnement du milieu artistique qui lia Saint-Saëns à nombre de ses contemporains, lui qui écrivait entre vingt et trente lettres par jour. L’ouvrage met en lumière tout un faisceau de relations amicales ou pas constituant autour de Saint-Saëns tout un maillage de personnalités et d’institutions musicales telles que le Conservatoire de Paris, la Société Nationale de Musique ou encore l’Institut de France. L’intérêt d’une telle publication ne se réduit donc pas à un simple éclairage épistolaire de ce que fut la vie du compositeur ; elle livre une pluralité de témoignages permettant la reconstitution d’un milieu artistique qui, par l’intermédiaire de Saint-Saëns, met en relation des musiciens parfois nés au tout début du XIXe siècle (comme Henri Reber), et pour certains décédés bien après lui, jusque dans les années 1970 (comme Nadia Boulanger). Ce nouvel ouvrage confirme ainsi à quel point Saint-Saëns fut un trait d’union entre plusieurs générations d’artistes et démontre sa position centrale dans l’interculturalité des musiques nationales