La valeur du statut dans la société française alimente la peur de déchoir, explique l'auteur.
La peur du déclassement prend aujourd’hui dans la société française des proportions que ne justifie pas le phénomène lui-même (l’immense majorité des français échappe en effet à un déclassement effectif). Il y a à cela une explication rationnelle, explique Éric Maurin : c’est le coût potentiel que représente aujourd’hui un déclassement, qui tient lui-même aux avantages que l’on tire d’un statut, diplôme ou emploi stable. Ainsi, “en 2008, parmi les jeunes sortis de l’école depuis moins de cinq ans, 47% des non-diplômés étaient au chômage contre à peine 7% des diplômés du supérieur (bac+2), soit un écart de 40 points jamais atteint encore par le passé.” . Cette peur dicte à nos concitoyens nombre de leurs comportements : “Devant l’ampleur de ce que coûterait un échec scolaire ou un déclassement social, chacun mobilise toutes les ressources à sa disposition pour en éloigner le spectre, ce qui attise la concurrence dans les écoles, sur le marché résidentiel et dans les entreprises.” . La récession économique actuelle, comme celles qui l’ont précédée, porte cette inquiétude à son paroxysme, et conduit à valoriser encore un peu plus le statut et la défense de celui-ci, au détriment d’une intégration plus large de la population.
On peut éprouver quelques réticences devant pareilles explications. La volonté que ses enfants réussissent, la crainte de perdre son emploi ou d’en voir diminuer les avantages lorsqu’on est fonctionnaire relèvent-elles complètement des mêmes mécanismes psychologiques ? Sans doute pas. La crainte de perdre son emploi en particulier peut-elle être étudiée en faisant abstraction des conditions de son exercice ? Probablement pas davantage. Mais si l’on en reste à un niveau très général, la préservation de sa position sociale préoccupe tout un chacun, et, dans certain contexte, peut, en effet, être source d’angoisse. Cela vaut en particulier pour l’orientation sociale qui caractérise la société française, dominée par la recherche d’un statut (obtenu à l’issue d’une série d’épreuves et considéré ensuite comme inamovible). C’est cette orientation qui est mise en cause dans ce livre, qui montre à quel point celle-ci peut être contreproductive.
Les contrats à durée déterminé (CDD) ont été crées à la fin des années 1970 comme un aménagement à la marge, notamment en faveur de l’emploi des jeunes, du modèle de protection de l’emploi hérité des Trente Glorieuses, nous rappelle Éric Maurin. Au début des années 1980, “un nouveau compromis social finit de se nouer, compartimentant la société en une petite hiérarchie de statuts très inégaux [CDI, CDD, intérim et chômage] face à l’avenir et ne laissant circuler entre eux que de très faibles courants de mobilité réelle, ascendante ou descendante.” . Ainsi, “en cas de ralentissement rapide de l’activité (comme au début des années 1990), les entreprises s’adaptent alors d’abord et avant tout en réduisant les flux d’embauche en CDD et les flux de transformation de CDD en CDI. […] et ce n’est que dans une toute petite minorité de cas qu’elles doivent, en sus, avoir recours à des licenciements.” . Le même modèle conduit à une relégation des nouveaux arrivants sur le marché du travail, qui s’accroît très fortement lorsque l’activité ralentit. “Dans ce type de modèle, le déclassement est un drame pour ceux qui en sont les victimes, mais il reste rare. La crainte qu’il inspire est en revanche partagée par toute la société et en constitue, à bien des égards, le problème politique central. Chacun commence sa vie avec la peur de ne jamais trouver sa place, puis la finit avec la crainte de voir les protections chèrement acquises partir en fumée ou ne pouvoir être transmises aux enfants. Une telle société est particulièrement difficile à réformer, parce que toute réforme paraît léser une génération au profit d’une autre.” .
La récession de 1993 “est la première crise à frapper la société française après qu’elle est entrée dans l’âge de l’enseignement de masse.” . Et que se produit-il ? “L’accroissement brutal du chômage dans le secteur privé a pour conséquence de pousser les jeunes diplômés vers la fonction publique.” . Ce qui se traduit, dans celle-ci, par un “important encombrement et un ralentissement considérable dans l’accès aux postes de responsabilités (de catégorie A).” . Un phénomène qui, soit dit au passage, ne se vérifie pas dans le privé, qui semble plus à même de reconfigurer ses emplois au fur et à mesure de l’élévation du niveau de formation des nouveaux embauchés . Cette situation de compétition intense pour entrer dans un emploi relativement déqualifié et, parallèlement, de ralentissement des carrières intensifie le refus du déclassement que l’on peut percevoir chez les nouvelles générations de fonctionnaires (cela malgré la progression des salaires de ceux-ci par rapport au privé sur les deux dernières décennies). C’est ce qui expliquerait, selon l’auteur, à la fois l’essor d’un syndicalisme de résistance (les nouveaux syndicats SUD) ancré dans la fonction publique à partir du mouvement social de décembre 1995 et le rejet de l’Europe et du réformisme libéral par les classes moyennes du public dix ans plus tard (ce dernier point bien étayé par les analyses, canton par canton, des résultats des votes aux référendums européens de 1992 et 2005).
Les diplômes n’ont rien perdu de leur valeur, bien au contraire, montre l’auteur. Le nombre de diplômés s’est beaucoup accru au cours des dernières décennies : “les jeunes sans diplôme sont [aujourd’hui] quatre fois moins nombreux que les diplômés du supérieur et trois fois moins nombreux que les simples bacheliers.” . Pour autant, l’accroissement très important de leur nombre ne s’est pas accompagné d’une dévalorisation des diplômes, “mais bien plutôt d’un renforcement des avantages statutaires auxquels ils donnent accès.” . L’avantage des diplômés par rapport aux non-diplômés face au risque de chômage est particulièrement élevé, cf. ci-dessus. En réalité, il n’a pas cessé de s’accroître au cours des dernières décennies du fait principalement de la forte dégradation des perspectives d’emploi des non-diplômés. En outre, cet avantage persiste tout au long de la carrière : “en 2005, pour la génération sortie de l’école en 1998 [soit 7 ans plus tôt], la proportion de CDI est de 86% pour les diplômés du supérieur contre 51% pour les non-diplômés . L’accès aux emplois qualifiés est également très fortement tributaire du diplôme : les diplômés ont autant de chances aujourd’hui d’accéder au statut de cadre qu’avant la démocratisation de l’enseignement, et les non-diplômés toujours aussi peu. Finalement, ce que l’on ignore le plus souvent, le diplôme est en passe de devenir le facteur d’inégalité le plus important, alors que le poids du statut social des parents face au risque de chômage diminue (l’écart est désormais de moins de 10 points entre les enfants de cadres et d’ouvriers ). Et il en va de même pour l’accès aux emplois qualifiés. La réussite scolaire n’en est devenue que plus cruciale, cela dans tous les milieux sociaux, “mais nulle part de façon aussi écrasante qu’au sein des classes supérieures de la société, autrefois beaucoup mieux protégées de la concurrence des classes les moins favorisées.” .
Les premières victimes de la récession actuelle sont les nouveaux venus sur le marché du travail et ceux qui n’avaient pas encore d’emploi stable au moment où celle-ci a éclaté. En revanche et comme lors des récessions précédentes, de 1974 et de 1993, l’immense majorité des salariés déjà employés avant le début de la récession a été épargnée. Il y a, au premier semestre 2009, 340.000 personnes au chômage après qu’un licenciement leur a fait perdre un emploi stable dans l’année écoulée. Elles étaient 230.000 au premier trimestre 2008. Le stock (en incluant ceux qui ont été licenciés il y a plus de 12 mois) est un peu supérieur, il ne représente toutefois que 1,9% de la population active, soit à peine plus qu’en 2007 et 2008 et moins qu’en 2004 (2,4%) . La destruction des emplois stables ne contribue ainsi que marginalement à l’augmentation du chômage, qui concerne, avant tout, tous ceux qui sont à la périphérie de l’emploi. Maintenant, si l’on renforce, comme lors des récessions précédentes, la protection des salariés qui ont un emploi stable, cela contribuera à détériorer un peu plus la situation des autres, explique l’auteur (qui mobilise notamment à l’appui de sa démonstration des comparaisons menées sur des États qui ont renforcé (ou au contraire affaibli) la protection des salariés contre les licenciements). Et cela aura pour effet d’accroître (comme le montrent les enquêtes internationales disponibles) un peu plus la peur du déclassement chez les salariés qui ont un emploi stable : “non seulement l’augmentation de la protection de l’emploi crée davantage d’inégalités entre chômeurs et salariés, mais elle suscite également un sentiment d’insécurité plus grand pour tout le monde.” .
On a vu des économistes (O. Blanchard et J. Tirole, par exemple, pour ne citer qu’eux) conclure à partir des mêmes prémisses qu’il fallait mettre en place un contrat de travail unique. Maurin écarte cette solution radicale, au motif que les incitations financières ne peuvent pas tout , que la protection de l’emploi, et plus généralement le statut, ont souvent été conquis au prix d’investissements conséquents et constituent un horizon et un repère pour beaucoup, en faveur d’une réforme “extrêmement prudente et progressive” , mais dont il ne dit pas vraiment quelle forme elle devrait alors prendre.
C’est dans la réduction des inégalités entre ceux qui ont un statut et les autres que réside la clé d’un rapport plus détendu à l’avenir et partant un accroissement du bien-être social. Mais faire progresser cette idée supposerait de trouver les moyens pour faire baisser significativement, dans le contexte français, la peur du déclassement. Tout d’abord en cessant d’agiter et d’amplifier une menace, qui ne concerne réellement qu’un petit nombre de personnes. Ensuite, en cherchant à faire évoluer la conception que nous avons de la réussite sociale comme acquisition d’un statut valant supplément d’être . On peut sans doute souscrire à cela, mais pour aller plus loin, il faudra recourir à un concept plus riche de l’action humaine que celui que l’auteur aura mobilisé tout au long de cette étude.
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