Une histoire des Canuts lyonnais à travers la presse de l’époque.
On retient du XIXe siècle ses émotions populaires et ses révolutions, qui d’un revers ont détrôné les monarchies, les empires, et faisaient trembler les Républiques même. Pour Furet, c’est en 1880, après un siècle, que la Révolution française de 1789, « entre au port ». Entre temps, la révolution de Juillet aura remercié Charles X, celle de février 1848 la Monarchie de Juillet, sans parler de la Commune. Cette dernière, à cheval entre les traditions, est en même temps la dernière révolution du XIXe siècle et la première du XXe siècle. Ce serait oublier un peu vite deux révoltes qui ont marqué le siècle par leur modernité. Il s’agit des révoltes des Canuts, à Lyon, en 1831 et 1834. Les Canuts, ce sont les ouvriers de la soie, qui sont descendus pour prendre possession de la ville, à deux reprises, depuis la colline de la Croix-Rousse, encore appelée aujourd’hui la « colline qui travaille » - par opposition à Fourvière, la « colline qui prie ». Ce monde des ouvriers de la soie, avec l’organisation originale de ses ateliers, a été un foyer d’invention sociale d’une grande richesse, de la fin des années 1820 à la répression radicale de 1834.
C’est ce que Ludovic Frobert décrit et analyse dans son ouvrage qui porte le sous-titre « la démocratie turbulente ». Il utilise avant tout un dépouillement extrêmement précis de la presse ouvrière de l’époque, notamment l’hebdomadaire des Canuts, L’Écho de la fabrique, une source extraordinaire pour analyser les débats d’idées au sein de la société canuse. Cette publication est le résultat d’un projet de recherche de grande ampleur, qui rend aujourd’hui disponible sur Internet l’intégralité de la presse ouvrière lyonnaise de ces années 1831 – 1835. Il réussit le tour de force d’offrir un ouvrage extrêmement documenté pour les spécialistes, tout en captivant un lecteur moins averti.
Le sens d’un combat
Mise à part l’étude de Fernand Rude, , l’histoire des Canuts demeurait enfermée dans des images d’Épinal, des interprétations presque erronées. D’un côté, on voulait faire de leur révolte une survivance des émeutes de la faim propre aux siècles précédents, les « taxations » et ce que E.P. Thompson a désigné comme répondant à « l’économie morale de la foule », appliqué à l’époque industrielle. De l’autre côté, les Canuts auraient été les précurseurs de la révolution socialiste, des syndicats, et de toutes les formes d’organisation ouvrière moderne. Ludovic Frobert le souligne : « scories ou esquisses », les Canuts étaient toujours « situés hors de leur temps » . L’ouvrage, par une étude très précise de la presse canuse, s’emploie à corriger cette distorsion, en scrutant « l’économie politique » des ouvriers lyonnais.
Du premier numéro, le 30 octobre 1931, jusqu’à la dissolution de la presse, trois périodes se dessinent, autour des différents rédacteurs principaux : Antoine Vidal, puis Marius Chastaing, avant que le journal n’explose en plusieurs initiatives concurrentes. En étudiant la pensée des Canuts ligne à ligne, Ludovic Frobert donne la parole aux principaux intéressés, qu’on a souvent étudié de l’extérieur, quitte à renforcer des discours qui leur étaient opposés : le Journal des Débats n’hésitait pas à écrire : « Les barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie ; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières » .
Or l’image de cette société de 40 000 hommes est d’une étonnante complexité. Les catégories générales qu’on voudrait appliquer aux Canuts s’écroulent rapidement. Étaient-ils révolutionnaires ? Ils n’étaient certes pas tendre avec la Monarchie de Juillet, désignant les élites comme les « aristocrates de coffre-fort auxquels juillet a donné le pouvoir » . Étaient-ils opposés au progrès technique et au machinisme ? Le modèle original de la « fabrique dispersée » était pour eux vital, qu’ils soient chefs d’ateliers ou ouvriers. Aussi, quand les autorités et les négociants commencent à estimer qu’il faut « dissoudre la fabrique dans le cours naturel de l’évolution industrielle ; les canuts pensent au contraire que la fabrique présente une solution originale… » . Les débats autour de la mécanisation ou du passage à la fabrique concentrée sont intenses. Ce qui frappe, c’est la maturité avec laquelle l’Écho de la fabrique les aborde, conscient de sa spécificité et de ses forces. On retrouve ce ton et cette assurance dans les « Coups de navette », de petites phrases assassines et drôles qui ponctuent le journal : « On appelle tracassier un homme qui ne sait pas mourir paisiblement de faim ». . Dans ces lignes comme dans la rue, la préoccupation majeure des Canuts, qui conduit à la grève générale de 1834, c’est de défendre une organisation et d’améliorer encore et toujours les conditions de travail d’ouvriers souvent misérables : « Vous qui pensez que les ouvriers sont sous l’influence de quelques meneurs, (…) vous verrez que leurs meneurs ce sont les besoins » .
La richesse des idées
Les innovations industrielles et théoriques sont discutées longuement dans la presse ouvrière lyonnaise. Ludovic Frobert montre ainsi les relations complexes qu’entretient le mouvement des Canuts avec les premiers socialistes utopistes, comme Saint-Simon et Charles Fourier. Ce dernier apporte par exemple une idée de rupture avec les théories établies, et l’idée que le travail peut être attrayant, ce qui séduit des hommes attachés à leur savoir-faire.
Le rapport à la politique – donc aux Républicains – est plus compliqué. Non pas que les Canuts soient a-politiques, même si le mot d’ordre est clair : « Lorsque nous serons assurés désormais que notre travail suffira à notre existence, nous discuterons si la république nous convient mieux que la monarchie » . C’est a posteriori, et pour discréditer leur combat sur le terrain économique, que les sources opposées aux Canuts les ont systématiquement décrit comme de séditieux agitateurs de la révolte sociale. Or, ce que met en avant la presse canuse, c’est la notion d’association. Les Canuts se rallient peu à peu aux thèses républicaines, mais craignent la centralisation de la fabrique, du point de vue industriel. Toujours maîtres dans les débats qui touchent à leur quotidien, ils ne se laissent pas entraîner dans des évolutions ou des rapports de force dont ils auraient à perdre.
Du mutuellisme à l’association, l’ouvrage donne à voir une profonde solidarité des ouvriers, du chef d’atelier à l’ouvrier. La grève générale qui est déclenchée en 1834 n’a ainsi « rien en commun avec les vieilles révoltes de la faim » , elle a pour objectif de défendre les ouvriers les plus précaires de l’industrie lyonnaise, en solidarité. Il serait par ailleurs trop facile de voir dans les Canuts des ouvriers conservateurs qui refusent l’innovation technique de la grande industrie – des luddistes, en somme : dans un secteur ouvert depuis longtemps à la concurrence, notamment anglaise, les Canuts ont déjà une longue réflexion sur l’innovation, l’enseignement technique et l’éducation de leurs pairs, et les gains de productivité. Ce qu’ils ont compris, peut-être longtemps avant les intellectuels libéraux, ce n’est pas que la démocratie allait toujours vers l’excès, mais qu’elle nécessitait « toujours plus de démocratie » . A travers les différents conseils et prud’hommes chargés de régler les différents entre Canuts et négociants, la démocratie industrielle lyonnaise fait montre d’une modernité étonnante.
Le biais de la presse – même si elle était rédigée par les Canuts eux-mêmes – feraient presque oublier, en analysant des théories, la précarité extrême des ouvriers de l’époque. Seuls les chapitres concernant la situation des femmes, et la prostitution de celles-ci, rappellent les constats de Louis-René de Villermé sur l’industrialisation de la France dans les années 1830, et l’extrême misère de la classe ouvrière française. De la même manière, on en oublie presque les révoltes de 1831 et 1834 qui sont finalement peu évoquées dans le texte. Mais l’ouvrage, technique et agréable à la fois, fait revivre la complexité d’un mode de production, d’une société, et du discours militant qu’elle produit à la recherche de ses propres modèles. Incroyable de modernité, cette démocratie turbulente nous ramène à chaque page à des débats d’actualités. Sans qu’on puisse jamais dire qu’il n’y a décidément « rien de nouveau sous le soleil », la démocratie turbulente des Canuts nous fait comprendre que les logiques à l’œuvre au début de la Révolution industrielle sont encore aujourd’hui présentes