Une étude inégale sur l’action des gouvernements dits de gauche, dans les années 90.

Entre les mises en cause pour ses frasques supposées avec des prostituées et ses remarques outrancières sur la couleur de peau de Barack Obama, Silvio Berlusconi se trouve aujourd’hui au centre de fortes turbulences politico-médiatiques. Malgré cette situation inespérée pour elle il y a encore quelques mois, la gauche italienne, par manque d’initiative et de personnalité charismatique, ne parvient pas à profiter de l’aubaine, consternant un peu plus chaque jour ses électeurs. Face à cette atonie, ces derniers pourraient cultiver une forme de nostalgie des années 90, lorsque la sinistra tenait les rênes du pouvoir.

De quelle gauche parle-t-on ?


C’est justement à cette période que des chercheurs français et italiens – historiens, sociologues, économistes… - ont choisi de s’intéresser dans « Refaire l’Italie : l’expérience de la gauche libérale (1992-2001) ». Ils tentent d’analyser l’action des différents gouvernements qui ont exercé le pouvoir alors que la République italienne traversait une tempête sans précédent. L’opération « Main propres » déstabilisa en effet la plupart des partis politiques de l’époque, tandis que l’assassinat des juges antimafia Falcone et Borsellino, et la crise économique poussaient alors le pays au bord du précipice.

Pour ces spécialistes, l’action menée pendant ces années a changé, parfois sauvé, l’Italie et doit, dans la plupart des domaines étudiés, servir aujourd’hui de base pour le futur programme de la gauche. Peut-on cependant identifier la gauche toute entière (même libérale) aux réformes menées durant cette période ? Au final, l’ouvrage rend en effet moins hommage à des partis, des courants ou même des idées qu’à des hommes remarquables, courageux et intègres qui ne correspondent pas vraiment à la figure classique de « l’homme de gauche » telle qu’on l’entend habituellement. Giuliano Amato (président du Conseil en 1992-1993, puis en 2000-2001), bien qu’issu du Parti socialiste italien, était l’un des partisans de Benedetto Craxi, chantre de l’alliance tout sauf idéologique avec la Démocratie chrétienne, parti de centre-droit. Carlo Azeglio Ciampi (chef du gouvernement en 1993-1994), proche certes de la gauche, a surtout fait toute sa carrière à la banque centrale italienne jusqu'à en devenir directeur général.  Lamberto Dini (1995-1996), voire Romano Prodi (1996-1998), ont le même parcours de « techniciens » pragmatiques. Seul Massimo D’Alema (1998-2000), ex-jeune loup du Parti communiste italien, a un profil différent. Mais son action comme président du Conseil a été souvent décrite comme médiocre par beaucoup de spécialistes. Il est d’ailleurs peu cité par les chercheurs.

Beaucoup de semi-réussites

Comme l’explique Piero Caracciolo, qui a dirigé les travaux regroupés dans l’ouvrage, les réformes ici évoquées ont souvent eu des résultats mitigés. Qu’il s’agisse de l’éducation, de l’immigration, de l’administration ou de l’action pour le Mezzogiorno, on peut tout au plus parler de semi-réussite pour la plupart des mesures. Il est vrai néanmoins que certaines représentent un tournant dans l’histoire du pays. La réforme Berlinguer – Mauro, pour une nouvelle école, en est l’illustration. Avant cet ensemble de lois, l’Italie s’appuyait sur le système établi par Giovanni Gentile… en 1923. Seuls « la passivité et l’immobilisme de la classe politique »   avaient marqué les décennies suivantes. Résultat : entre une massification de la population scolaire mal gérée, une déscolarisation précoce de nombreux jeunes, ou encore le désarroi des professeurs, la politique éducative fait l’objet du mécontentement général aux débuts des années 90, par. Tout devait être repensé. Dans ce contexte, les différents textes de cette période revêtent un caractère exceptionnel. Ils devaient « aligner l’Italie sur les autres grands pays industrialisés »   . Le prolongement de la scolarité obligatoire de 14 à 16 ans, tout comme l’unification de l’école secondaire, la création de l’obligation de formation, et l’attribution de l’autonomie organisationnelle et didactique aux établissements scolaires répondent à ce besoin. Avec l’aide de nombreux intellectuels, mais sans que celle-ci soit « inspirée d’un courant de pensée, scientifique ou politique »   , Berlinguer et Mauro sont donc les auteurs de la plus grande réforme de l’éducation depuis Gentile. Une réforme qui demeure malgré tout inachevée : « les principales mesures […] abrogées en 2003 par le gouvernement suivant [dirigé par Silvio Berlusconi], n’ont jamais été pleinement appliquées »   .

L’échec des réformes concernant l’immigration n’est pour sa part imputable qu’aux gouvernements eux-mêmes. Ceux-ci se retrouvaient devant un problème inédit puisque la République italienne a dû surtout, pendant les décennies précédentes, chercher une solution au départ de ses habitants vers d’autres pays. Il s’est agi dès lors de combler un vide juridique. Mais en choisissant une politique dure, les gouvernements successifs ont surtout légitimé la précarité et la déqualification des immigrés. Pire, en validant l’expulsion et les camps temporaires comme principales réponses à l’immigration clandestine, ils ont valorisé une « logique militaire »   que la droite berlusconienne n’a fait ensuite que renforcer. Eduardo Barberis, Bruno Cousin et Francesco Ragazzi soulignent que l’instabilité du système institutionnel a sans aucun doute contribué à l’adoption de ces mesures dans l’urgence, tandis que le problème de l’immigration se retrouvait à la une de tous les médias. Le gouvernement n’a pas su prendre le recul nécessaire pour construire « un projet concerté d’insertion de la population immigrée dans la nation italienne »   .

Le « miracle » européen

Malgré ce constat, il serait injuste d’oublier les réussites, parfois spectaculaires, des gouvernements, dans d’autres secteurs. Il est ainsi indéniable qu’Amato, Ciampo, Dini puis Prodi ont réalisé un « miracle » : alors qu’elle traverse la pire crise économique depuis la guerre aux débuts des années 90, l’Italie est finalement admise au sein de l’Union monétaire, un événement qui a stabilisé la situation financière du pays. Le mérite en revient ici principalement aux gouvernements, même si le résultat a été finalement inférieur aux attentes. En permettant à Rome de rejoindre l’Union monétaire européenne, l’exécutif a également renforcé l’unité nationale, barrant la route de la Ligue du Nord, parti xénophobe, dont le projet sécessionniste prenait de plus en plus d’ampleur et menaçait la stabilité du pays.

Bien qu’elle manque parfois d’analyse et de mise en perspective, cette étude sur l’action de la « gauche libérale » en Italie s’avère donc importante. D’une part, elle regarde une période peu évoquée par l’historiographie européenne et pourtant essentielle car décisive pour le pays. D’autre part, elle rappelle que, en dépit d’une image d’inertie et de médiocrité qui persiste encore aujourd’hui parmi la population, certains hommes politiques transalpins ont su faire avancer leur pays, dans un climat peu favorable