Marie Treps nous guide avec entrain dans une ronde jouissive : celle de la saveur de notre langue à l’aune de la constellation européenne.

Marie Treps aime les mots. Elle s’y consacre par de multiples biais professionnels, par ses recherches au CNRS (depuis 1974), par ses travaux au Laboratoire d’anthropologie urbaine où elle se concentre sur le domaine tsigane, par sa participation au Trésor de la langue française. Et ses congénères, spécialistes ou amateurs, amoureux de ces mêmes mots, la suivent régulièrement depuis Allons-y, Alonzo ! ou le petit théâtre de l’interjection   , tandis qu’elle publie et communique tant à destination de cette communauté scientifique que dans ses chroniques radiophoniques, notamment sur France Inter. Et les mots, Marie Treps les aime libres. Elle ne les recherche pas dans les bibliothèques cadenassées des barbons, elle les aime capricieux, surprenants. Cette fois, elle nous propose de la suivre dans ses tribulations européennes.

 

Les mots, nos mots de francophones, papillonnent, miroitent, se laissent approcher tout en prenant parfois des directions incongrues. Certains, enfants prodigues, reviennent chamoisés, légèrement pâlis ou affûtés par leur périple. Nous, pauvres humains à ras de nations, nous trouvons bien attrapés à nos frontières et bien malhabiles à les contenir. Ainsi, exemple au hasard sur la multiplicité des termes ainsi resitués, Dartajan qui, en bulgare, désignera familièrement un vieillard depuis le succès des aventures des Trois Mousquetaires. Attention, rien n’est si simple dans cette enquête, le bulgare utilisait déjà star pour “vieux”, ce qui a certainement facilité cette adoption.

 

La construction de l’ouvrage laisse toute liberté de le parcourir selon notre bon vouloir et notre recherche du moment. Nous pouvons piocher une anecdote lexicale au hasard, trouver le périple d’un terme grâce à la table des matières détaillée par pays, par profils d’intrusion de vocabulaire français dans le dit pays, par l’image ainsi véhiculée du “français”, par les traces lexicales qui subsistent dans la langue nationale, par l’équivalence de proverbes ou d’expression qui colportent les implicites et les références nationales. Cette table atteste qu’il ne s’agit pas d’un album de curiosités langagières de plus, la fluidité et la liberté de ces mots-papillons révèlent les subtiles nuances d’un imaginaire langagier à son voisin. Poursuivre aussi finement emprunts, absorptions ou détours dévoile clichés, imaginaires, moqueries, trace historique. Le mot relevé aujourd’hui porte sa propre histoire et appelle l’histoire des deux pays protagonistes, l’emprunteur et l’emprunté (ici, donc, la France).

 

Une pérégrination nous est donc proposée par vingt-huit destinations langagières européennes. Regroupés par les familles (germanique, celtique, scandinave, balte, finno-ougrienne, slave, ouralo-altaïque, romane), ces cheminements dessinent toujours avec précision et légèreté les aventures de notre vocabulaire.

 

Un exemple, non inclus dans les familles ci-dessus, le grec seul de sa catégorie “indo-européenne”. Seul également à imprégner nos lexiques scientifiques, une telle évidence dont il s’avère particulièrement judicieux de soulever le voile. Vous apprendrez ainsi qu’à rebours le français s’insère par quelque 1 700 mots au grec des XIXe et XXe siècle, tandis que le rayonnement historique de la France se renforce face à la puissance ottomane plus ou moins bien acceptée, puis grâce aux avancées technologiques introduites par ce lien particulier avec notre pays. Très précisément, Marie Treps indique des exemples (pedali ou néologizmos). Puis nous apprendrons que notre langue se réduit à un loisir de bonne famille où la France figure certes, mais de façon plus stéréotypée que fondamentale.

 

À l’opposé, nous irons jusqu’au finnois, bien étonnant depuis son système phonétique stricto sensu (contrairement à notre sacro-sainte orthographe, ce qui se prononce s’écrit et vice versa) jusqu’à son organisation “agglutinante” (par le recours aux suffixes et à des déclinaisons abondantes), qui adoptera pourtant des termes diplomatiques (ministeriö ou konsulaatti) ou plus atypiques lilas ou korekti. Sur les cartes de restaurant, un voyageur francophone reconnaîtra quelques intitulés, et Vichy l’assure d’une eau minérale, quelle qu’elle soit. Jusqu’à notre préposition avec qui, sur le bristol, vous précise que vous êtes convié accompagné.

 

Au-delà de chaque mot, les expressions témoignent d’un esprit et d’une culture que Marie Treps compare et éclaire. Les Hollandais, constatant un comportement surprenant, commenteront par “Il a reçu un coup de moulin” pour notre “Il est tombé sur la tête”. Tout au sud, bien difficile de définir la saudade portugaise, faute d’équivalent chez nous. Nous pouvons l’approcher (nostalgie, mal du pays), l’écouter, jamais la nommer.

 

Inutile de préciser que cette chronique n’a pioché que quelques appâts, pour inciter à découvrir ces pages où chaque paragraphe nous apprend une facette de notre parler quotidien. Cette possibilité de consulter ainsi, par morceaux, ce décryptage minutieux (il peut paraître juste regrettable que ne figure pas un lexique des termes évoqués) ne doit surtout pas exonérer de la lecture de l’introduction “Promenade française en Europe”. Cette synthèse historique de nos aventures hors de nos frontières, si elle trace des épisodes que nous connaissons, les éclaire différemment, depuis les langues et depuis les pôles européens (dynasties, capitales, alliances) qui n’ont cessé de nous entourer, éclairant une vivacité que nos érudits et nos académies tendent parfois à oublier. Ces vingt-huit pages, en outre de présenter le propos de l’ouvrage, dessinent la fresque d’une langue française, personnage à part entière de notre culture, de notre identité, façonnées toutes deux au sein de l’appartenance européenne.

 

Marie Treps conclut sur la trace contemporaine de notre langue qui évoquerait notre “art de vivre” (la gastronomie, la haute couture), et plus subrepticement ces aspects fluides d’une conception et d’un rapport au monde qui – à l’inverse là aussi de clichés – permet au français d’être autant, voire plus, présent dans les imaginaires que l’anglais. Une présence qu’il nous incombe, forts de ce panorama vivant, actuel et ouvert, d’honorer en permettant à notre bon vieux français d’évoluer chez nous et chez nos voisins tous domaines confondus