André Job propose autour de la pièce culte de Bernard-Maris Koltès un parcours riche, mais qui laisse parfois le lecteur sur la touche.

Écrite en 1985 et mise en scène par Patrice Chéreau pour la première fois en 1987 au Théâtre des Amandiers à Nanterre, Dans la solitude des champs de coton ne cesse d'être jouée et de fasciner. De même qu'avec La nuit juste avant les forêts   il avait tenté de saisir, dans un seul souffle, dans une même phrase, improbable monologue, tous les possibles et toutes les ramifications de l'acte d'aborder quelqu'un dans la rue, Koltès pousse la forme théâtrale du dialogue à la limite de sa tension discursive dans cet échange entre le Dealer et le Client, qui repose entièrement sur l'impossibilité de nommer l'objet du désir de l'un et de l'offre de l'autre, l'objet du deal.

En introduction à son texte, Koltès nous en livre la clé, le mode d'emploi, ou encore le talisman : "Un deal est une transaction commerciale portant sur des valeurs prohibées ou strictement contrôlées, et qui se conclut, dans des espaces neutres, indéfinis, et non prévus à cet usage, entre pourvoyeurs et quémandeurs, par entente tacite, signes conventionnels ou conversation à double sens – dans le but de contourner les risques de trahison ou d'escroquerie qu'une telle opération implique -, à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, indépendamment des heures d'ouverture réglementaires des lieux de commerces homologués, mais plutôt aux heures de fermeture de ceux-ci."   . L'enjeu de la pièce est exposé : un pourvoyeur et un quémandeur se croisent, rien ne les distingue sinon que l'un devrait offrir et que l'autre devrait demander, mais en raison de ces risques inhérents à l'opération, il n'est pas possible de nommer l'objet de l'offre ou du désir, de même qu'il n'est pas possible d'avouer qu'on a seulement désiré quelque chose. De là s'engage une joute verbale, un combat.

 

La sophistique de l'analyse littéraire

C'est ce texte culte dont l'essai d'André Job, agrégé et docteur d'État, tente de saisir les "harmoniques", en montrant comment Koltès donne une nouvelle jeunesse à l'usage antique de la sophistique dans la construction dramatique. Celle-là, nous dit-il, "est d'abord une rhétorique, une façon de se saisir de l'efficience du langage et d'en faire jouer les ressorts (persuasion et séduction), non pour le transformer en instrument de connaissance (…) mais pour faire jouer poétiquement la force du dire et pour induire une nouvelle perception du monde, lisible dans l'après-coup"   . Lisible dans l'après-coup car, comme il le note précédemment, c'est en vain que nous tenterions de tisser des filiations claires et établies entre La solitude, comme disent les intimes et d'autres traditions, d'autres textes, y compris chez son auteur, même si des traces peuvent ici ou là venir éclairer, donner des pistes : c'est un "texte performance, au sens démiurgique et magique du mot performatif, qui, ayant produit son monde, attend que le monde, que d'autres textes, d'autres discours s'en fassent les révélateurs"   .

 

Et André Job ne fait que ça, tisser des liens, chercher des correspondances, en appelant à lui tout l'attirail des sciences humaines : anthropologie, philosophie, psychanalyse, sociologie... Entreprise téméraire et parfois réussie, quand l'auteur s'abandonne un peu, se laisse aller à son propre style. Au détour de ce chemin sinueux, de troublantes analogies font mouche et parlent. Un tel parcours d'érudit dans l'histoire des disciplines à la lumière d'un texte aussi fondamental est toujours bon à prendre. Par l'ensemble des références évoquées, il fait du texte de Koltès un lieu où Nietzsche, Lacan, Baudrillard se croisent parfois sur un simple mot.

Mais par le ton généralement pédant qu'André Job affecte, il n'y a rien là qui nous puisse satisfaire. De deux choses l'une : soit le lecteur est aussi érudit que l'auteur, aussi familier de l'écriture de Koltès et des différents champs où l'on va labourer, et alors peut-être trouvera-t-il dans ce livre, comme à parler de la pièce avec un ami, de quoi s'amuser, mais guère de quoi se nourrir ; soit il est exclu, hors de l'ensemble restreint des destinataires de ce livre, qu'il parcourt avec un réel ennui et un certain agacement dû à l'hermétisme des tournures. Preuve que l'auteur ne cherche pas tellement à se faire comprendre, il ne mentionne qu'à regret semble-t-il le titre de la pièce dont il parle au bout de cinq pages. Même s'il y a de bons passages, là où quelque chose d'irrationnel surgit au milieu de la prose technique, là où il se fait le passeur de la parole des autres, l'auteur manque de visée, d'une pensée forte, et l'"urgence d'examiner" dont il parle en introduction ne se ressent pas du tout. Que faut-il établir ? André Job conclut sur l'actualité de Koltès. Mort il y a vingt ans, joué sans discontinuité depuis dans tout type de salle, il est actuel, cela ne fait pas le moindre doute.

François Chattot avait dit : "Koltès nous a mis entre les mains une littérature que nous ne savons pas encore jouer". Il faut croire que nous ne savons pas encore non plus l'analyser. Parce que sa parole, sa rhétorique, est justement encore vive, parce qu'il est aujourd'hui comme il y a vingt-cinq ans d'actualité, le texte de Koltès déborde trop pour se laisser circonscrire. Même si l'entreprise d'André Job est inspirante, donnant quelques ouvertures intéressantes à qui aura franchi les barrières qu'il pose volontairement sur son chemin, elle reste très en-deça du texte d'origine. Autant le lire et le relire, le jouer, l'écouter ; rien pour le moment ne sera plus fort.