L’épouse de Paul Auster explore les méandres de l’écriture et retrace un itinéraire marqué par le fantasme d’une ville-monde, New York.

Melting-pot et fiction

 

Fine analyste de la psyché humaine, Siri Hustvedt propose dans son dernier livre le récit distancié d’un cheminement personnel en même temps qu’une interrogation sur les ressorts de la création. New-Yorkaise résidant à Brooklyn, elle a grandi dans une bourgade du Minnesota auprès de ses trois sœurs, au sein d’une famille très unie. Enfant, puis adolescente, elle rendait régulièrement visite à ses grands-parents en Norvège, si bien qu’elle s’est longtemps sentie exilée, en équilibre entre ces deux cultures, la Scandinavie maternelle et l’Amérique paternelle. Et c’est d’ailleurs sur une observation linguistique que s’ouvre son recueil d’essais : “Yonder, c’est entre ici et là, […] un nouvel espace – une région médiane qui n’est ni ici ni là –, un lieu qui tout simplement n’existait pas pour moi avant d’être nommé.” Cet “ailleurs” que désigne le terme yonder en anglais, c’est évidemment une métaphore de la fiction qui “vit dans une zone frontière entre le rêve et la mémoire”.

 

De même que les mots font sens malgré leur évanescence, les fragments de Plaidoyer pour Eros ont leur propre logique, celle d’une mémoire qui se déroule au fil de la plume. Hantée par les pouvoirs de la fiction et les fêlures de l’âme, Siri Hustvedt explore dans ces douze essais les thèmes qui lui sont chers : l’exil et le rapport à la langue en tant que lien culturel et instrument de dissolution, la féminité qui s’accomplit dans la maternité ou s’affranchit de codes sexués, l’univers fantasmatique des bibliothèques, le rôle du lecteur dans la construction du texte, le désir et les émotions qui emportent au-delà de l’intelligible.

 

Un autoportrait-patchwork

 

Mêlant réflexions et anecdotes biographiques, l’auteur dessine finalement un autoportrait touchant dans ses errances et dans sa fragilité même. Dans “Extraits d’une histoire du moi blessé”, elle cherche ainsi à appréhender son obsession de l’écriture – cette “maladie” selon la formule de Paul Auster, l’associant à un tempérament excessivement nerveux à l’origine de violentes crises de migraines : “Le moi blessé est-il le moi qui écrit ? Le moi qui écrit est-il une réponse au moi blessé ? […] Le moi qui écrit est multiple et élastique, et il tourne en rond autour de la blessure. […] Le moi qui écrit est inquiet, il cherche, il écoute les voix.” Dans “Être un homme”, elle tente de saisir ce que représente le féminin, son articulation si labile à l’autre, elle dont les rêves de virilité “témoignent de l’existence en elle d’un homme en même temps que d’une femme”, pour aborder au passage la si délicate question du genre de l’écriture.

 

Entre ces essais liminaires se déploie un itinéraire buissonnier, au sens où l’esprit vagabonde, flâne, pour soudain s’arrêter. Tantôt sur un acteur qu’elle affectionne particulièrement et en qui elle se reconnaît : “Qu’est-ce donc qui me le rend sympathique ? Pourquoi ai-je du plaisir à voir revenir, dans un film après l’autre, cet individu au formalisme pointilleux ? C’est en partie sa constante inefficacité […]. Son désir de maintenir l’ordre, d’ignorer la folie des autres revêt une dimension aussi noble que pathétique” (“Franklin Pangborn : apologie d’un comparse”). Tantôt sur les personnages de Francis Scott Fitzgerald ou d’Henry James. Dans “Charles Dickens et le fragment morbide”, elle revient longuement sur l’héritage du romancier anglais, ses résonances sur son propre travail, notamment à propos de la “nature totalement arbitraire et mystérieuse du langage”.

 

Inspiration new-yorkaise

 

Autobiographie intellectuelle, où l’on apprend – délicieux récit – les circonstances de la rencontre avec son alter ego, Paul Auster, Plaidoyer pour Eros est aussi un chant d’amour à New York, la ville de tous les possibles, emblématique de l’American Dream. Arrivée là-bas autour de vingt ans, elle confesse : “Ce départ était un élément du roman de ma vie, un élément de l’idée que je me faisais de moi comme d’un individu promis à l’aventure.” Dans une chambre minuscule proche de Harlem, elle relit Dostoïevski et s’imprègne de l’effervescence citadine : “New York est l’endroit où les gens viennent pour inventer, réinventer ou découvrir l’espace dont ils ont besoin pour devenir ce qu’ils veulent être.” Et bien qu’elle déplore la fugacité de l’élan solidaire dans le New York post-11 septembre, elle n’en demeure pas moins sa plus fervente panégyriste : “La vérité, c’est que je ne pourrais pas quitter New York parce que j’en suis folle, je suis éperdument amoureuse de cet endroit, d’une manière qu’on réserve habituellement à une personne […] Il y a vingt-quatre ans que j’y habite et je n’en ai pas encore fini de mon histoire d’amour.” Après avoir convoqué les voix multiples qui l’habitent, Siri Hustvedt achève sa méditation par l’évocation de l’écriture, cet élan irrépressible qui pousse à sortir de soi pour vivre avec des êtres de papier, quel qu’en soit le prix : “J’ai peur d’écrire, aussi, parce que quand j’écris je vais toujours vers le non-exprimé, le dangereux, l’endroit où les murs ne tiennent pas.” Héroïne des abîmes, Siri Hustvedt est à ce titre l’héritière d’une Virginia Woolf, elle qui aurait pour nécessité, plus qu’“une chambre à soi” mais une “ville à soi” : un territoire où rêver