Le récit ésotérique d’une excursion à Lourdes. Un parcours expérimental et ludique au cœur de la mystique et du principe féminin, qui glorifie le pouvoir de l’écrit.

Objet d’une expérience

Lourdes est le deuxième volet d’un itinéraire impulsé par les cartes. Après un voyage à Berck, qui a fait l’objet d’une première publication  (Où et quand ? – Berck –, Actes Sud, septembre 2008), Sophie Calle récidive et repose la question « où et quand ? ». Le troisième volet, annoncé dès la fin de « Lourdes », s’intitulera « Nulle Part », il est prévu pour l’automne. Car, comme le dit Sophie, à la fois héroïne et spectatrice de ses propres aventures, « les cartes savent désormais qu’elles peuvent m’envoyer n’importe où ».

Le tout sera ensuite réuni « sous coffret ». Le livre se donne donc d’emblée comme une étape, et s’inscrit dans un programme éditorial précis. L’expérience qu’il retrace, si elle n’est pas aboutie, apparaît pourtant finie, dotée d’une finalité. Le coffret dans lequel viendra soigneusement se ranger le triptyque.

Sainte-Trinité, que l’on ne peut s’empêcher d’ailleurs de retrouver dans la distribution de la parole au sein de ce récit, qui, si l’on prête attention aux changements de couleur de la police, est un récit à trois voix. Celle de l’artiste, à la fois sujet et objet de l’expérience qu’elle mène sur elle-même ; celle de la voyante, présentée dès la page de titre comme co-autrice du livre et du périple ; et enfin celle des cartes.

Le discours des deux femmes est reproduit en bleu, il est entre guillemets ou résumé au style indirect ; celui des cartes est en noir, et surgit sans guillemets, adressé à un « vous » indéfini qui peut être aussi bien l’artiste que le lecteur. Le décrochement est voulu, entre la parole brute des cartes, cryptique, interrompue : « Des images contrastées se superposent, un monde de pureté et un lieu de débauche. Vous faites parler une morte… Ruser, mentir, enquêter », et la glose profane de la voyante et de sa cliente, qui tentent de décrypter. Détacher le discours des cartes de celui de la voyante qui les manipule, c’est accorder une autonomie à ce discours. Le reproduire en noir, c’est lui accorder le crédit de la normalité dans le cadre de l’imprimé.

Le discours des deux femmes, en bleu, couleur de la couverture du livre, est relégué comme discours annexe, il enrobe, formalise, formate : il paraphrase. La véritable fiction, le récit est celui des cartes, les actes accomplis par le destinataire de ce discours n’en sont que des prolongements artificiels.

 

Jeu de hasard

Il y a, dans la démarche artistique de Sophie Calle, et ce n’est pas nouveau, une dimension ludique, sensible ici dès la couverture du livre, qui met en regard « Lourdes » et la photo de l’artiste en vierge éplorée. Cette photo, qui joue sur le registre kitsch des images pieuses, reproduite au sein du livre en grand format, présente l’artiste voilée, les yeux levés vers le ciel le visage éclairé d’une vague aura, et entouré de roses maladroitement collées. Ses larmes ont fait couler son rimmel. Cette image pieuse et sensuelle, œuvre de Jean-Baptiste Mondino, trouve son pendant prosaïque et profane dans le polaroïd « de trois centimètre sur quatre » pris par Maud Kristen, la voyante, sur lequel on « distingue, avec beaucoup de bonne volonté, un halo doré. Une auréole ».

Le jeu, qui « n’est pas destiné à confirmer ou démentir les dons de voyance de Maud Kristen » dont le patronyme semble lui-même un jeu de mot, consiste pourtant à provoquer les limites de la croyance.

Ainsi, lorsque les cartes annoncent que « la lune est en lion. La lune, c’est la femme, la mère », la narratrice évoque sa mère, qui, atteinte d’un cancer du sein, n’en a plus que pour trois mois : « Ma mère qui ne peut guérir, la chose est entendue. Même à Lourdes. La preuve, sur la liste soixante-sept guérisons miraculeuses reconnues par l’église catholique, pas de cancer du sein. » Cette liste, d’une beauté toute oulipienne, est reproduite alors : chaque affliction est encadrée d’un filet d’argent, rappelant ces ex-voto accumulés devant les vierges dans les églises ; et ces cadres, de taille différente, semblent se chevaucher, imprimés qu’ils sont sur du papier bible, qui laisse apparaître en transparence les mots écrits à l’envers de chaque feuille. Enchevêtrement qui renforce l’hermétisme de ces termes savants, la poésie sinistre de ces maladies, leur précision macabre : « sarcome de la hanche gauche », « abcès du petit bassin avec fistules vésicales et colique ». Dans ce recensement obsessionnel, censé garantir l’efficacité de la foi, ressort le prosaïsme ultime de l’action sacrée. Or, à la fin de cette liste, qui compte bien soixante-sept items, surgit, dans un cadre noir en grosses lettres d’argent, « cancer du sein ». Comme si Sophie Calle, en dépit de l’évidence, avait voulu accomplir elle-même le miracle qui lui fait défaut.

Sa mère « encore vivante et déjà absente », et à l’agonie de laquelle on peut assister en direct à Bruxelles (http://www.bozar.be/activity.php?id=8607) jusqu’au 13 septembre, grâce aux images de Pas pu approcher la mort, illustre, comme Florence Aubenas évoquée dès l’épigraphe, « les apparitions et les disparitions et les miracles ». Dans l’entrelacement de ces deux destins de femmes, l’otage libéré semble rédimer la mère condamnée. Le miracle s’accomplit par le télescopage des temps. L’actualité est différée, comme l’inéluctable.

 

Puissance de l’écrit

Entre voyance et croyances, Sophie Calle veut devenir « la femme-objet de [s]on destin ». Cette perspective « à rebours » implique un rapport au temps qui renverse les termes : en rejouant les rencontres fortuites, en domestiquant le hasard, en figeant le devenir.

Ainsi la première expérience de la rencontre contrefaite sur le pont de Garigliano, pour « voir si le miracle pouvait se répéter », et dont l’échec inaugure le projet alors en gestation. « Si ce projet se concrétisait, je l’intitulerais Lourdes », dit-elle. Dès la phrase suivante, et après consultation des cartes, celles-ci donnent la note de « 17/20 à Lourdes », par la grâce des italiques, le projet est passé au statut d’œuvre achevée.

Le livre apparaît alors comme une performance : récit rétrospectif et documentaire d’une entreprise de contrôle du réel. Ce qui frappe dans la série des signes miraculeux qui émaillent le séjour à Lourdes, c’est qu’ils reposent sur des messages écrits : les photos font se succéder pancartes, enseignes, et écriteaux de tout genre. Ce sont les mots qui font le texte, et qui emprisonnent le mystère, et le libèrent. Voilà pourquoi, lorsque le curé refuse qu’elle prenne des notes, « ça ne fait pas [s]on affaire ». L’immédiateté mystique de l’oral, qui se passe de traces, et donc de preuves, semble incarner le principe même de la foi et du miracle, et vient contredire l’entreprise de formalisation de l’écrit, qui au contraire, enregistre, et justifie.

L’art romanesque de Sophie Calle, serait ainsi, selon la jolie formule du curé de Lourdes, une tentative pour devenir « portier de l’imprévu »