Une analyse fine et actuelle des rapports entre livre et pouvoir, à travers l’histoire de la destruction des bibliothèques de l’Antiquité à nos jours.

 

Livres en feu, feu les livres qu’on brûle, broie ou piétine, avec allégresse ou cruauté, depuis des millénaires. Des tablettes d’argiles de l’Euphrate, jusqu’aux données numériques modernes en passant par l’ouvrage papier, le livre a toujours alimenté les plus violentes passions. Pourquoi ? Principalement parce que sa valeur dépasse de beaucoup sa simple matérialité. Le livre est le reflet du savoir humain et revêt donc une portée symbolique sans limite.

Comment alors ne pas saluer un livre qui tenterait de redonner vie à tous ceux disparus, au moins en les citant ? Et si, au passage, on essayait de comprendre ce qui a causé leur perte ? C’est exactement la tâche à laquelle s’adonne avec délice Lucien X. Polastron, journaliste, écrivain et spécialiste du livre, dans Livres en feu : Histoire de la destruction sans fin des bibliothèques. Le lecteur, y découvrira une enquête des plus érudites mais également un récit haletant retraçant, au fil des âges, l’histoire de l’anéantissement incessant des bibliothèques.

 

Naissance des bibliothèques

À lire Lucien X. Polastron, on comprend à la fois les grands mouvements (historiques, politiques, sociologiques) qui nourrissent la création d’immenses bibliothèques et les raisons qui entraînent leur mort, les deux étant indissolublement liés. “Enrichir sa bibliothèque est la compulsion partagée par les maîtres du monde”   et par tous ceux – plus ou moins anonymes – qui cherchent à percer les secrets de la création. On s’en doute, les apprentis “maîtres du monde” ont été particulièrement nombreux dans l’histoire, en général ils ne s’aiment pas et partagent rarement la même vision du pouvoir. Le livre en sera la première victime.

Le terme “bibliothèque”, littéralement “boîte à livre” puis “dépôt”, vient du grec biblion, le rouleau de papyrus, qui tire lui-même son nom de büblos, cœur de la tige du papyrus, produit égyptien par excellence. Si les premières bibliothèques ne pouvaient apparaître qu’en Mésopotamie et abriter des tablettes d’argiles écrites en langue “suméro-akkadien” (l’écriture cunéiforme), c’est en Égypte, à Alexandrie, que le terme prend le sens qu’on lui connaît aujourd’hui : “maison des soins de l’âme” ; c’est l’inscription qu’on peut lire sur le Ramesséum de Thèbes, mausolée de Ramsès II (1279-1213 avant notre ère). Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, un lieu à l’architecture hautement symbolique est dédié au livre, on y retrouve le dieu Toth à tête d’Ibis, inventeur des lettres, et Saf, “mère des écrits” et “présidente de la salle des livres”. Malheureusement, le papyrus est plus fragile que l’argile durci et parmi cet amas de pierre, pas le moindre fragment de papyrus.

Impossible ici de citer toutes les bibliothèques détruites de l’Antiquité – recensées avec beaucoup de soin par l’auteur. En revanche, on peut tenter d’imaginer ce qui motivait les premiers grands bibliothécaires : “le mythe de la bibliothèque universelle”. Il s’agit de “conserver, juxtaposer les livres encore et encore jusqu’à l’infini”, de rassembler en un même lieu l’“essentiel ou le total de ce qui est dit, étudié et raconté”   . Le livre prend alors une dimension mystique, le “concept de l’accumulation radicale des idées est un mythe primordial, bien capable de prendre la place de tel ou tel dieu”   . À tel point que s’enterrer accompagné des livres accumulés durant son existence fut une pratique courante dans l’histoire, ainsi de l’empereur chinois Taizong qui au viie siècle se fait inhumer avec tous ses livres, “un assez honnête système de conservation”   se réjouit Lucien X. Polastron…

Les motivations qui expliquent la naissance des bibliothèques contiennent en ferment celles qui entraînent leur mort. Aux bibliothèques ravagées par “le feu, les vers, les guerres, les tremblements de terre”, il faut ajouter toutes celle détruites par “la franche volonté de faire en sorte qu’elles n’aient jamais existé”. Détruire un livre n’est pas un geste anodin, “le livre est le double de l’homme, le brûler équivaut à tuer”   . Effectivement massacres et destructions de bibliothèques vont souvent de pair.

 

Mort des bibliothèques

Lucien X. Polastron sait y faire. On aurait pu s’attendre à un inventaire ennuyeux répertoriant de vieux manuscrits au nom impossible disparus depuis des siècles. En réalité, on lit un récit haletant fait de cendres de feux et de sang. Le programme est clair et promet d’être mouvementé : “De la méchanceté pure à l’inconscience organisée en passant par la plus basse crasse, nous allons observer, siècle après siècle, le visage varié que prend la barbarie”   Les bibliothèques sont d’autant plus menacées que depuis les tablettes d’argile des origines jusqu’au papier, le support de l’écrit va “vers toujours plus de finesse et de légèreté au fur et à mesure que s’écoulent les siècles”   . Que dire alors de l’immatérialité des données numériques actuelles ?

Il y a deux phases dans l’histoire de la destruction des bibliothèques, “la malfaisance caractérielle et un peu hasardeuse du pouvoir antique” qui va laisser progressivement la place à la vraie biblioclastie, “un absolutisme organisé qui vise à éteindre dans l’œuf toute errance intellectuelle”. Les chrétiens, les juifs ou les musulmans sont “des gens d’un seul livre, conviction qui entraîne souvent le mépris voire la destruction de tous les autres”   . Parmi les bibliothèques antiques, il faut au moins citer celle d’Alexandrie qui aura alimenté bien des fantasmes et fait couler beaucoup d’encre. L’auteur y consacre deux parties, des “constructions d’Alexandrie” et des “destructions d’Alexandrie”. Cette bibliothèque est comme le phœnix, elle renaît sans cesse. Alexandre le Grand fonde sa première Alexandrie en 331 avant notre ère. À sa mort, le fils de son ancien garde du corps, Ptolémée, enfouit la dépouille d’Alexandre au cœur de la ville et le mythe se met en place. Ptolémée II fait venir dans le Mouseion, autrement dit le Musée – ou sanctuaire des Muses –, des savants et intellectuels du monde entier. À partir de là, on achète, saisit, critique et recopie tous les manuscrits disponibles et la grande bibliothèque d’Alexandrie devient le temple de la renaissance grecque, abritant par exemple les manuscrits originaux des œuvres de Sophocle, Eschyle et Euripide. Puis la gloire du Mouseion s’estompe, une guerre civile éclate entre le treizième Ptolémée et sa sœur aînée, Cléopâtre. César prend parti pour cette dernière et attaque la flotte égyptienne au mouillage dans le port d’Alexandrie, un terrible incendie se propage alors dans toute la ville. En 48 avant notre ère, la grande bibliothèque d’Alexandrie est anéantie. Reste la bibliothèque fille à laquelle vient s’ajouter le butin de la bibliothèque de Pergame   . Les soubresauts de l’Empire romain finiront de ruiner le prestigieux passé d’Alexandrie. En 213, l’empereur Caracalla fait égorger les derniers savants. Puis, le christianisme étant devenu obligatoire, le paganisme est persécuté et l’évêque alexandrin Théophile rase ce qui reste de la bibliothèque. On note bien une renaissance intellectuelle de celle-ci autour du ve siècle, mais cette fois-ci, c’est le Calife ‘Umar qui finit le travail au nom de l’islam. Ainsi périt la grande bibliothèque d’Alexandrie qui restera dans les mémoires comme la “mère des bibliothèques”.

Dans la catégorie, “destruction de bibliothèques”, les chrétiens ne seront pas en reste. En 1515, le concile du Latran donne la mesure et ordonne la destruction en Europe de tous les ouvrages “traduits du grec, de l’hébreu, de l’arabe et du chaldéen, tant en latin qu’en langues profanes, livres contenant des erreurs de la foi et des dogmes pernicieux”   . En Espagne, on le sait, l’Inquisition sera particulièrement redoutable et multiplie les autodafés de livres juifs et musulmans. À partir de 1536, l’Inquisition s’exporte dans le Nouveau Monde : la quasi-totalité de la littérature Maya et Aztèque disparaît purement et simplement tant il est vrai que pour assurer son emprise sur une civilisation, les conquérants détruisent ce qui les précède, “parce que les pays conquis doivent changer d’histoire ou de croyance”   . Il existe d’autres raisons : “Un peuple instruit ne peut être gouverné, décidèrent les légistes de la chine ancienne.” En Asie, où l’écriture remonte au xive siècle avant notre ère, un nombre hallucinant de bibliothèques fut détruit. “Dans l’État du dirigeant éclairé il n’y a pas de littérature ni de tablette en bambou : la loi est la seule doctrine”   , martelait Han Fei   .

D’une plume acerbe, l’auteur se livre ainsi à un impressionnant et effroyable inventaire des bibliothèques détruites en précisant dates, lieux, quantité de livres détruits, victimes et bourreaux. Seront bien évidemment traités les ravages plus ou moins volontaires, induits par les bombardements des deux guerres mondiales et l’annihilation, tout à fait volontaire, des bibliothèques jugées “non conformes” par les totalitarismes nazis et soviétiques. Livres en feu reste d’une grande actualité, Lucien X. Polastron prolonge son propos en traitant les destructions contemporaines de bibliothèques dans le monde. L’incendie de la bibliothèque de Sarajevo par les Serbes en 1992, la dévastation de la bibliothèque de Pul-i-Khumri par les Talibans en 1998 ou encore les saccages et pillages “de presque toutes les bibliothèques irakiennes à la suite de la ‘libervasion’ américaine”   en 2003. Mais aujourd’hui, d’autres dangers, moins évidents, menacent les bibliothèques.

 

Et aujourd’hui ?

Quel avenir pour la bibliothèque ? Pour l’auteur, le danger ne vient plus tant de l’extérieur (incendies, inondations, guerres) que de l’intérieur, de l’institution elle-même : “Devant ce qu’il faut bien appeler un cataclysme, la bibliothèque devient-elle folle ?”   . Les symptômes de cette folie ? Une architecture absurde – procès à charge contre le site Tolbiac de la BNF – et des scandales à répétition où de grandes bibliothèques à travers le monde bradent leurs fonds quand ils ne sont pas directement jetés dans des bennes à ordure comme à Poitiers en août 1989. C’est que les bibliothèques craignent l’“explosion”, entre autre à cause de “la grossesse exponentielle de l’édition” : 100 000 nouveaux exemplaires arrivent chaque année à la BNF dont la moitié par le biais du dépôt légal. Conséquences de cette inflation démesurée : “Les mots ‘La Tempête’ lancés dans le serveur de la BNF font débouler plus de cent vingt cotes de documents liés à l’air du temps avant qu’émerge Shakespeare du compost. Et Caliban de ricaner”   . Mais peut-être ne s’agit-il ici que de la partie immergée de l’iceberg.

Le grand bouleversement à l’œuvre aujourd’hui, c’est évidemment la dématérialisation du savoir. Si les bibliothèques se défont de leur livres c’est aussi – elles n’ont pas le choix – parce que les budgets vont de préférence à l’équipement électronique. Les savoirs, les rêves, les croyances et récits de l’humanité sont indissociables de la matière dans laquelle ils s’inscrivent. Jadis, il s’agissait de tablette d’argile, d’omoplates de buffles, de carapaces de tortues, de papyrus, de papier… Aujourd’hui, il n’y a plus de support, si ce n’est les disques durs sur lesquels sont stockées les données, l’écrit file à toute vitesse vers la dématérialisation. Les récentes évolutions des pourparlers entre la BNF et Google autour de la numérisation d’une partie des fonds ne font que renforcer cette tendance. Sans basculer dans un discours purement technophobe ou catastrophiste, Lucien X. Polastron évoque dans un chapitre intitulé “La connaissance ignifugée” les impacts de cette évolution sur les bibliothèques. Ce thème pourrait faire l’objet d’un livre à lui tout seul.

En attendant, la lecture de Livres en feu ne peut être qu’édifiante et instructive, en plus d’être agréable. À travers le livre et les bibliothèques, l’auteur nous plonge au cœur de la relation tumultueuse qu’entretient une civilisation avec sa propre culture et avec la culture des autres civilisations.