Une somme importante sur la philosophie française du XXe siècle, dont la méthode cherche à renouveler les principes mêmes de l’histoire philosophique.
Moments
Peut-il y avoir une "histoire du présent", au sens où l’entendait Michel Foucault, dès lors que, comme l’écrit Frédéric Worms dans la dernière partie de La Philosophie en France au XXe siècle, "ce n’est pas seulement notre présent qui est confus, mais tout présent, le présent comme tel" ? Écrire l’histoire du présent, voilà sans doute, selon un tout autre style philosophique, l’une des ambitions du dernier ouvrage de Frédéric Worms, dont la dernière partie s’intitule précisément "Vers le moment présent". Le livre est donc un projet d’histoire philosophique, mais dont la motivation historique se soutient précisément d’une décision philosophique, ainsi explicitée : "Il se peut (nous le soutiendrons) que la notion de “moment” doive jouer le rôle d’un principe, pour l’ensemble de l’histoire de la philosophie" . Mais qu’est-ce qu’un moment, tel que Frédéric Worms le conçoit ?
Un moment, dit Frédéric Worms, n’existe comme tel que s’il est pris dans une "succession" chronologique, c’est-à-dire une histoire ; mais l’histoire dans laquelle il s’inscrit, et par laquelle, sans doute, il se définit, risque paradoxalement d’en étouffer la singularité. Ainsi, dans le cas du vingtième siècle français, la succession des moments a "été si forte, […] si nette", que lesdits moments en sont "venus à se masquer les uns les autres, au point qu’on en oublie leur contenu, leur importance, les relations qu’ils tissent entre eux ainsi que, de manière ouverte, avec ce qui s’est fait ailleurs" . En ce sens, l’histoire risque toujours d’inquiéter la lisibilité du moment, qui doit pouvoir être extrait de la linéarité diachronique en laquelle il s’insère ; mais pour autant, le moment ne peut exister seul, dans la pureté et la clôture de son contenu synchronique. Le moment n’est donc pas l’instant . Le moment, dit très précisément Frédéric Worms, se définit à travers les relations qu’il "tisse" avec d’autres moments, et "c’est donc bien à travers ces relations et à travers ces relations seulement, étudiées pour elles-mêmes, que l’on pourra faire apparaître la réalité de tels moments philosophiques" .
En proposant la notion (renouvelée) de moment, la méthode de Frédéric Worms tend donc à dépasser l’opposition de l’histoire (principe dynamique d’enchaînement et de succession) et de l’instant (principe statique d’unité et de clôture) : le moment se donne donc comme la lisibilité des instants de l’histoire. Le moment, c’est le texte – tissu ou texture – en quoi s’articulent histoire et instants ; d’où l’insistance de Frédéric Worms sur la radicalité des ruptures entre les trois grands moments qu’il définit : l’esprit, l’existence, puis – moment présent – la structure et le vivant. Dès lors, comme l’écrit Frédéric Worms, la relation entre les moments n’est pas une relation dialectique qui surmonterait la rupture en la réinscrivant […] dans une histoire absolue de “l’esprit”", mais c’est plutôt "une rencontre entre des singularités, à travers la rupture irréversible entre des moments eux-mêmes singuliers, que rien ne viendra totaliser" . De ce point de vue, comme le marque nettement Frédéric Worms, "qu’il y ait un “moment” veut dire aussi discontinuité" . D’où le projet de "reprendre l’histoire ouverte des relations et des ruptures qui ont tissé les moments de la philosophie du XXe en France" . Ainsi le moment ne prend sens qu’au travers d’une motilité triple, faite de ruptures, de relations, et de reprises. Le moment n’a donc lieu – et temps – qu’au pluriel : Moments.
Vouloir rendre compte d’un ouvrage si vaste, et si riche d’enjeux, dans l’espace d’une telle recension, relève certes de la gageure. Il ne peut donc être question d’exhaustivité. Nous nous contenterons donc d’insister sur trois points qui, parmi l’ensemble des traits de la philosophie française du XXe siècle soulignés par Frédéric Worms, nous paraissent de toute première importance dans le projet d’une lecture séculaire de notre philosophie.
Dehors
Dès la première partie de son livre, qui concerne "Le moment 1900 en philosophie", défini comme moment de l’esprit, Frédéric Worms indique, à propos de Poincaré, une articulation qui nous semble cruciale pour l’ensemble du siècle : il évoque en effet la position d’une philosophie à "égale distance d’une absorption des savoirs par la philosophie ou, à l’inverse, d’une extériorisation de la philosophie dans un “dehors” dont elle aurait tout à apprendre" . Sans s’y absorber ou s’y épuiser en effet, la philosophie française du vingtième siècle nous semble devoir être définie par un triple rapport au dehors : 1. Rapport au dehors des "objets" qu’elle se donne à penser : c’est ce rapport, dans sa nudité, qui caractérise par exemple le problème de l’existence, conçu comme "problème posé par le fait de l’existence du monde, mais aussi de la conscience, ou de l’homme, quand on renonce à chercher à l’une ou à l’autre (de ces existences) un fondement, au-delà d’elles-mêmes" . 2. Rapport, conséquemment, à l’extériorité des savoirs non-philosophiques (qu’ils relèvent des sciences dites "dures" ou des "sciences de l’homme"). 3. Rapport à un dehors "linguistique" : à la langue philosophique (française), d’abord, mais aussi à l’autre langue, en l’occurrence, l’allemand, rapport qui fait que "la philosophie ne se replie pas, non plus, sur une quelconque spécificité “française”" .
Dualités
C’est, sans doute, de cette exogénie essentielle de la pensée philosophique que procède sa capacité à générer des dualismes. Nous en retiendrons deux. Le premier caractérise le moment 1900, en tant qu’il déploie le problème suivant : "À savoir que ce que nous prenons pour une expérience simple du monde, des hommes, ou de nous-mêmes, est en réalité une expérience double, déformée par notre esprit, mais aussi capable d’être retrouvée par notre esprit, par un autre acte de notre esprit, lui-même double, et que c’est sur cette dualité que doit s’orienter l’ensemble non seulement de notre pensée, mais de notre vie." Mais si le premier moment du siècle – moment du "problème de l’esprit" – se définit ainsi, par la position d’une dualité, une autre dualité traverse son ultime moment : celle qui oppose, en les articulant, le local et le global . Si tout acte de l’esprit s’applique à une "réalité" qu’il divise par son acte même, si tout acte de l’esprit, lui-même, s’avère à la fin double, une tension s’instaure irréversiblement entre "le dérivé et l’ultime, le relatif et l’absolu" : ainsi, dans le cas du moment de la structure, selon Frédéric Worms, "tout le problème" vient "de ce que modèle de la “structure”, loin de valoir seulement, localement, pour le système de la “langue”, tel que le définissait Saussure, dans son Cours de linguistique générale, alors remis au centre du jeu, vaudrait donc pour toutes les dimensions de la connaissance et de l’existence humaine" . Si connaître, c’est diviser, et si la connaissance elle-même est division, tout modèle différentiel peut s’appliquer, en la révélant, à l’essentielle dualité de l’être et de l’esprit.
Littérature
L’ultime dehors, en quoi la philosophie exprime sa dualité – et sa division d’avec soi, c’est la littérature. D’abord parce que, selon un schème qu’Alain Badiou désigne comme romantique, la littérature formule une vérité qui reste inaccessible à la philosophie. Au regard de la philosophie, la littérature n’est plus seulement illustration, mais véridiction et preuve : c’est, écrit Frédéric Worms, "ce souci de l’intensité, donc au fond de la vérité, qui fait que la littérature n’est pas l’illustration de la philosophie, mais bien au contraire sa vérité même" . Là où la littérature produit une intensification de l’existence, la philosophie déploie une simple démonstration : "La littérature […] est […] chargée d’exprimer et de porter à sa plus haute intensité l’ensemble de l’existence ou de la condition humaine, dont la philosophie […] ne peut que montrer ce qu’elle est dans toutes ses dimensions et ses tensions internes" . La philosophie doit donc se faire, en un sens inouï – et sans doute difficilement réductible à quelque "schème" qui soit –, philosophie "littéraire". Ainsi, dès le second moment de la philosophie française du vingtième siècle, la littérature n’est plus seulement l’altérité objective de la philosophie : elle devient son extériorité intime, l’autre en soi par lequel la philosophie doit enfin se réaliser. Comme l’écrit remarquablement Frédéric Worms, "ce n’est plus le philosophe qui se confronte, pour la fonder ou la critiquer, à une pratique artistique, scientifique, ou politique" . C’est le "problème même de l’existence" qui "implique cette fois que le philosophe se “réalise” directement, ailleurs que dans la philosophie : il se fait journaliste, écrivain, savant, politique, et cela pour des raisons proprement philosophiques" . Que seules des raisons philosophiques permettent d’échapper à la philosophie, et que, dans l’étrangeté de cette contrainte double, il faille reconnaître "notre présent", ce n’est pas le moindre des mérites de cet ouvrage que de nous le donner à lire, et à penser