Un ouvrage de synthèse sur Attila, le peuple hun et le phénomène nomade en Europe (du 1er millénaire avant notre ère au Xème siècle).

Terreur, sauvagerie, destruction : voilà ce qu’évoque hier comme aujourd’hui le nom d’Attila, ce « fléau de Dieu » du Vème siècle. Personnage historique devenu mythique, attirant sur son nom l’opprobre ou l’admiration selon les lieux et les époques, Attila – et ses Huns – constituent le sujet du dernier ouvrage de Michel Rouche, spécialiste de la fin de l’Antiquité et du début du Moyen-Âge en Europe occidentale.

Ce qui apparaît comme une biographie est en réalité, comme c’est souvent le cas, une véritable somme sur tout ce qui a touché de près ou de loin Attila et les Huns, depuis le premier millénaire avant notre ère jusqu’à aujourd’hui. Il est vrai que le sujet s’y prête à merveille puisque la civilisation nomade ne commence ni ne s’arrête avec Attila, bien au contraire, tandis que le personnage lui-même a inspiré et influencé auteurs, compositeurs, peintres, et même hommes politiques jusqu’à nos jours. Le plan de l’ouvrage suit dès lors un ordre chronologique, même si l’auteur cherche tout au long des 400 pages à dépasser cet aspect temporel et le personnage même d’Attila, pour suivre le fil conducteur de l’affrontement entre deux mondes, entre deux « modes de pensée » opposés et irréconciliables, celui du nomade fondé sur la violence, et celui du sédentaire et de sa civilisation urbaine.

Relire l’histoire des « Barbares »

Nul ne l’ignore : Attila est un chef de guerre d’origine asiatique, roi des Huns et grand conquérant qui, en moins d’une décennie de règne personnel, a étendu sa domination sur une grande partie de l’Europe – portant un coup très dur à un Empire romain déjà très affaibli – avant d’être vaincu et de mourir après une fête trop arrosée. Au-delà, l’histoire cède souvent la place à la légende, d’autant plus que le travail des historiens a été singulièrement compliqué par des difficultés liées aux sources utilisées : la documentation écrite sur les Huns est souvent très précise sur l’enchaînement politique et militaire des faits mais elle comporte un sérieux biais, puisqu’elle est uniquement le fait d’écrivains romains. Si elle n’est pas toujours une littérature de vaincus, elle n’en reste pas moins foncièrement incapable de comprendre la civilisation nomade, se contentant pour l’essentiel de répétitions et de mythes qui ont souvent perduré jusqu’à nous. Pour autant, les découvertes archéologiques récentes permettent de combler partiellement les vides et de suivre les Huns depuis l’Asie orientale jusqu’au territoire hongrois actuel et de mieux comprendre certaines facettes du mode de vie nomade.

 La relecture des sources littéraires et leur croisement avec les recherches les plus récentes, en particulier archéologiques, constituent ainsi la matrice de ce livre(une bibliographie abondante ainsi qu’un grand choix de sources littéraires figurent en fin du volume). Notons enfin que s’agissant d’un peuple nomade et des changements précipités qu’il provoque sur de grands espaces, la géographie est constamment convoquée au moyen de très nombreuses cartes, qui fixent utilement le propos.

Le nomadisme comme clef de lecture

Au cœur de la démonstration, c’est bien sûr le concept de nomadisme qui apparaît, et le sous-titre (« la violence nomade ») le souligne suffisamment. De ce fait, l’anthropologie, la géographie, et même les sciences naturelles occupent une place primordiale dans l’argumentation. L’ouvrage commence ainsi par un rappel de ce qu’est le monde des steppes : une énorme bande de 10 000 km de long d’un espace peu fertile, qui s’étend des confins de l’Asie à la plaine hongroise dans le bassin du Danube. C’est là que sont nées les grandes civilisations de nomades, ces pasteurs qui compensent la faible fertilité du sol par un mode de vie itinérant. Toujours à la recherche de nouvelles terres, ceux-ci cherchent régulièrement à soumettre les périphéries sédentaires de leur monde, en particulier vers  l’ouest. Tous ces points sont capitaux car ils expliquent non seulement la manière dont les Huns (mais aussi les Scythes ou les Sarmates, et plus tard les Avars et les Hongrois) sont parvenus en Europe mais aussi pourquoi ils y sont arrivés, et permettent ainsi d’expliquer sous un angle très différent toute l’histoire du premier millénaire européen.

La relation de l’ethnogenèse complexe des peuples nomades constitue le second moment-clé de l’ouvrage. Des Scythes du premier millénaire avant notre ère aux Hongrois du IXème siècle, le processus est inchangé : un peuple « originel », par exemple les Huns, soumet ceux qu’il rencontre sur sa route, qu’il fédère autour de quelques caractéristiques communes, s’installe entre l’Ukraine et la Hongrie actuelles, puis perd sa domination et est absorbé par la vague suivante. L’inventaire de leurs traits communs, mis en évidence tout au long de l’ouvrage, constitue peut-être le point le plus passionnant du livre puisqu’il est presque invariant sur vingt siècles et permet véritablement de parler d’un monde nomade « unique », pour reprendre les termes de l’auteur. Parmi ces traits se distinguent le pastoralisme, le rôle constitutif de la violence, la discipline militaire extrême, l’usage permanent du cheval et de l’arc, mais aussi, la place essentielle qui semble accordée aux femmes, tantôt sorcières, tantôt guerrières, voire même « ventres de souveraineté » Au passage, l’auteur éclaire de ce nouveau jour la légende des Amazones ou… la présence de fibules représentant des abeilles dans la sépulture du roi franc Chilpéric.

Comprendre les victoires des Huns

Le corps du livre est toutefois consacré aux Huns eux-mêmes, même si le personnage d’Attila n’apparaît que dans le second tiers de l’ouvrage : avant en effet d’en arriver à lui, une présentation rapide des Huns et l’Empire romain était nécessaire, afin de comprendre leur mode de fonctionnement et leurs faiblesses dans la confrontation qui allait suivre. Le monde romain, attaqué sur plusieurs fronts et transformé par les réformes engagées à partir de l’empereur Dioclétien (284-305), est définitivement divisé en un Empire d’Orient et un Empire d’Occident en 395. Cette division se matérialise précisément dans le bassin du Danube, coupant en deux ce front essentiel, et créant ainsi une faille que les Huns exploitèrent avec brio.

Lors de leur arrivée progressive en Europe, ceux-ci vainquirent d’abord les Ostrogoths puis les mêlèrent à eux dans une ethnogenèse complexe (le nom Attila vient par exemple du gothique et signifie « petit père »), tout en poussant d’autres peuples devant eux dans un immense « jeu de domino », provoquant par là la catastrophe d’Andrinople où mourut l’empereur romain Valens (378). Le choc brutal entre Huns et Romains qui s’ensuivit – les sources parlent de « tornade » – fut à l’avantage incontestable des premiers qui, par des raids soudains et démoralisants, établirent peu à peu leur domination sur la plaine hongroise, mais ne voulurent pas – à la différence des peuples germaniques – s’installer dans l’Empire.

Expliquer cette supériorité militaire éclatante implique aujourd’hui de croiser savamment les données littéraires souvent caricaturales (les Huns n’ont pas d’yeux, ne savent pas marcher…) avec les découvertes archéologiques et conduit à trouver le fondement de l’invincibilité originelle des Huns dans leurs équipement (arc à double courbure et petits chevaux), mais aussi dans leurs tactiques (celle de la fuite feinte, la célèbre « flèche du Parthe ») et même dans de véritables stratégies, fondées sur la terreur et analysées de manière très convaincante à plusieurs reprises.

Divisés par des luttes politiques intérieures, les deux Empires, et tout particulièrement l’Empire d’Orient (qui est aussi le plus attaqué), sont restés longtemps incapables de s’opposer efficacement aux raids des Huns, si ce n’est… en embauchant des Huns comme mercenaires dans une armée « romaine » de plus en plus barbarisée ! Dans toute la première moitié du Vème siècle, les Huns affermissent leur domination sur la steppe danubienne et l’ensemble du Barbaricum, tout en semant la terreur chez les Romains, et c’est dans ce contexte qu’Attila devient roi des Huns avec son frère Bleda (435), avant de le faire assassiner. Avec ce souverain sur lequel tout a été dit mais qui est avant tout un très grand chef militaire, commence une nouvelle et ultime phase de l’histoire des Huns : celle de la tentative de conquête du monde romain, d’abord en Orient, puis, à partir de 450-451 en Occident. C’est là qu’Attila se heurte à un autre personnage haut en couleur, le général Aetius (« le dernier Romain »), aidé d’une coalition hétéroclite de peuples germaniques. Cette alliance qui montre le génie politique d’Aetius vainc les Huns en 451 aux champs Catalauniques : c’est le coup d’arrêt de leur expansion, auquel s’ajoute deux années plus tard la mort d’Attila après un festin de mariage où il avait bu à l’excès.

Le retournement fut complet, mais l’Empire d’Occident déjà trop affaibli – la victoire « romaine » de 451 est en fait germanique – ne put se relever, même si Attila est moins celui qui a détruit l’Empire que celui qui a précipité sa disparition.

Un choc de civilisations

Au-delà de cette efficace narration des événements, l’auteur invite à réfléchir sur les deux civilisations, dressant un tableau de leur antagonisme et de leur profonde incapacité à se comprendre : d’une part, une civilisation de paysans, fondée sur la terre et ayant donné naissance à un Etat de fonctionnaires protégé par une armée à laquelle les citoyens ont délégué leur défense ; de l’autre, une civilisation de pasteurs nomades et guerriers, fondée sur la possession de bien meubles et la violence disciplinée, et organisée en « multinationale », terme à prendre dans son acception la plus concrète. L’une et l’autre ont leurs attraits, et l’on apprend aux détours des pages que certains ont pu choisir de quitter Rome pour rejoindre Attila – certainement attirés par un système judiciaire efficace et expéditif ou pour des raisons fiscales.

Bien plus, les Huns constituent une véritable « société de prédateurs », analysée sous toutes ces facettes avec les renforts de l’anthropologie : vivant aux dépens des vaincus et cultivant la violence et l’épée, leurs conceptions de la famille, de la vie, de la mort ou de la religion nous sont tout à fait étrangères, bien que l’Europe ait côtoyé leurs successeurs avars, hongrois, voire même turcs pendant de nombreux siècles.

Quoi qu’il en soit, les Huns disparaissent peu à peu après la mort d’Attila, presque en même temps que l’Empire d’Occident. A la fin du Vème siècle ils se sont fondus dans d’autres tribus, qui allaient ensuite fusionner à leur tour avec les Avars au VIème siècle, puis les Hongrois au IXème-Xème siècles. Ces deux peuples créent des empires similaires à celui des Huns, où l’on retrouve toutes les caractéristiques déjà inventoriées, mais le point final est marqué par la christianisation et la sédentarisation des Hongrois au cœur du territoire d’Attila à la fin du Xème siècle : le mode de vie nomade disparaît définitivement en Europe, non sans avoir presque complètement effacé toute trace de Rome dans le monde danubien et ramené ce qui restait des populations locales au stade sylvo-pastoral, dans ce que Michel Rouche qualifie de « recul de l’histoire ».

Une figure mythique

L’histoire mythique des Huns et de leur roi était cependant loin d’être achevée, comme le montre l’énumération dans le dernier chapitre des différents Attila de l’histoire : Attila scandinave des sagas, Attila germanique du Nibelungenlied avec son vernis chrétien et chevaleresque, Attila modèle chez Montesquieu, et enfin Attila wagnérien puis hitlérien, parangon maudit d’un pouvoir démesuré qu’Hitler a « littéralement vécu et interprété », en particulier durant l’attaque de l’Union Soviétique. 

Ce périple géographique et cette aventure historique du monde nomade en général et d’un individu exceptionnel en particulier sont narrés ici avec une grande précision et expliqués dans des analyses qui forcent la persuasion. Le propos est très – parfois peut-être trop – dense, mais le va-et-vient constant entre les approches historiques et anthropologiques est des plus stimulants et permet de reposer le livre avec la sensation d’avoir compris et presque vécu une page essentielle, longue et pourtant méconnue, de l’histoire de l’Europe