Une enquête touffue sur les "révolutions conservatrices" à l’appui d’une thèse réductrice : quand on voit des maurrassiens partout, il y a beaucoup de choses qu’on ne voit plus.

Le précédent livre de Daniel Lindenberg, Le rappel à l’ordre (2002), avait le mérite de la clarté et de la simplicité : il soutenait la thèse d’un reclassement de l’intelligentsia française en forme de virage à droite et dressait la liste des « nouveaux réactionnaires ». Le procès des Lumières est autrement ambitieux et compliqué. Il entend montrer la dimension mondiale des « révolutions conservatrices », de Paris à Tokyo, en passant par presque toutes les capitales, puis dégager la matrice de la nouvelle pensée réactionnaire, à savoir les pensées hostiles à la démocratie dans l’Entre-deux-guerres et singulièrement celle de Charles Maurras, père de la pseudo théologie politique de nos « athées dévots » et, enfin, esquisser une explication de cette évolution funeste. C’est toute l’histoire de la modernité et de ses ennemis qui est convoquée, afin de montrer les différences mais surtout les similitudes entre les révolutions conservatrices d’aujourd’hui et la réaction éternelle   . Les années 2000 sont un grand bon en arrière au sens littéral, dans la mesure où, pour Lindenberg, elles reviennent aux démons des années 20 et 30 : réévaluation de la critique conservatrice de la démocratie en Allemagne, « vision maurassienne de la guerre culturelle » en France.

Y a-t-il une révolution conservatrice ?


Ce diagnostic me semble périmé pour les idées de gouvernement et réducteur pour les idées intellectuelles. Côté vie politique, s’il y a bien une mondialisation des idées, est-il sûr qu’il y ait une révolution néoconservatrice planétaire, à base de retour aux valeurs traditionnelles sur fond de libéralisme économique sauvage ? Dans le monde occidental, l’Italie seule répond à ce signalement, du fait du bouleversement de son système partisan après 1992, marqué par une décomposition durable des gauches et la domination tout aussi durable d’une sorte de Chavez de droite, en passe de changer le régime après en avoir avili les mœurs. Ni Obama, ni Merkel, ni Zapatero, ni surtout l’agenda imposé par la crise économique n’accréditent l’idée d’une révolution conservatrice globale. On pouvait identifier quelques éléments de cet ordre dans le discours électoral de Nicolas Sarkozy et, sans doute, dans ses premières intentions (la « rupture »), mais le compromis erratique a vite succédé à la rupture. Le seul trait véritablement saillant et constant du sarkozisme, que pointe bien Lindenberg en conclusion de son livre, l’antijuridisme ou, pour reprendre une formule de Stéphane Rials, les incivilités constitutionnelles   , ne constitue tout de même pas une nouveauté, mais plutôt l’accentuation d’un déséquilibre structurel de la Constitution et d’un vieux trait de la culture politique française, le mépris du droit, aussi bien distribué à gauche qu’à droite et qui, hélas, cohabite sans problème avec la passion des droits (ce qui montre, au passage, que cet engouement pour les droits n’est pas le signe infaillible de la force du droit, et suggère que ceux qui s’interrogent sur les effets pervers et la complétude des « droits de l’homme » ne sont pas nécessairement d’épouvantables schmittiens qui-nous-ramènent-aux-heures-les-plus-sombres-de-notre-histoire).

L’immaculée démocratie n’existe qu’en rêve, l’expérience démocratique, elle, bricole perpétuellement entre divers pôles idéologiques : libéralisme, conservatisme, socialisme, et ses formes les plus heureuses sont des combinaisons impures des trois, comme l’avait bien vu Leszek Kolakowski. Que l’idiome conservateur soit bien adapté à la formulation de certains problèmes touchant à la cohésion des sociétés et aux « valeurs » et connaisse un certain regain ne veut pas dire qu’il est l’idéologie dominante. Aux États-Unis même, les néocons n’ont eu qu’une éphémère heure de gloire. Ni les attaques contre la présidence Clinton, ni la présidence Bush, achevée sans gloire, n’ont modifié profondément le système politico-idéologique américain comme ils l’escomptaient, ce dont l’élection de Barack Obama est la confirmation éclatante. Aux États-Unis, et a fortiori ailleurs, ce qu’on pourrait appeler le moment conservateur n’aura eu ni l’ampleur ni la cohérence de la révolution libérale qui a marqué les trente dernière années. Au fond, la principale objection que soulève ce livre est qu’il surestime la cohérence de la famille conservatrice. En dépit de ses efforts pour distinguer, il finit toujours par ramener tous ses conservateurs d’aujourd’hui au patron unique tiré des années trente.

Sur un sujet qui tient à cœur à l’auteur, on remarquera que la remise en cause de la laïcité, au nom d’une nouvelle laïcité « ouverte » aux religions, n’est pas l’apanage des néo-conservateurs ni une invention de Sarkozy, qui ne fait que reprendre sur ce point une vieille idée de la deuxième gauche, prisée par des chrétiens de gauche contestant la raideur républicaine, ou des multiculturalistes ennemis de l’intégrisme laïque assimilationniste français. Même si le discours de Latran flattait habilement une aspiration catholique à reprendre pied dans la cité, le principal soutien et le principal bénéficiaire de cette politique (si elle allait au-delà des mots, ce qui n’est pas le cas pour l’instant) sont les organisations intégristes musulmanes, qui veulent remettre en cause la loi sur les signes religieux à l’école, officialiser la ségrégation (piscines ou hôpitaux « islamiques ») et rêvent d’avoir l’assistance de l’État pour développer leur emprise sur la population de religion ou d’origine musulmane.

L’hypothèse du backlasch

Côté vie intellectuelle, l’argument central de Lindenberg est qu’il y a un air de famille unissant un large spectre de critiques diverses de la modernité, qui les ramène toutes, en dernière instance, dans le voisinage douteux des adversaires de la « démocrassouille » (le mot est de Maurras) de l’entre deux guerres, influents en France, hégémoniques en Allemagne, où ils finiront par mettre à bas la République de Weimar, avant d’être victimes à leur tour de la révolution nazie qu’ils avaient favorisée.   Trois facteurs expliquent la régression des années 2000, le backlash. Le principal est la décomposition de la critique antitotalitaire. Lindenberg a été de ceux qui ont combattu lucidement le totalitarisme communiste. Mais, selon lui, certains protagonistes de ce combat n’ont pas intégré la disparition de l’adversaire et ont réinvesti les mêmes passions dans des batailles sans rapport avec la précédente, débusquant des « totalitarismes imaginaires ». Les deux autres facteurs sont l’influence des néocons américains, qui a donné une nouvelle jeunesse à de vieux thèmes réactionnaires, et, last but not least, la montée de la question islamique, qui pour Lindenberg est au présent ce que la « question juive » fut aux années trente, c’est-à-dire une crise xénophobe purement fantasmatique, un faux problème néanmoins capable de capter une partie des intellectuels et d’enflammer les passions les plus funestes. « L’islamophobie » est en effet le critère de la « restauration intellectuelle », l’Islam ayant « remplacé le communisme dans la fonction d’épouvantail » (p. 79).

L’histoire des idées est un genre difficile. Il faut à la fois dégager des différences et retracer des proximités ou des filiations, construire des tableaux et montrer ce qui circule d’une case à l’autre, distinguer et en même temps mêler la vie intellectuelle et la vie politique. Daniel Lindenberg a fait des travaux remarquables dans ce domaine mais ce dernier opus est moins satisfaisant que ceux qui l’ont précédé.   .La démonstration de l’unité de la vague réactionnaire oblige Lindenberg à des distorsions et approximations. C’est que la notion de « révolution conservatrice » est un vêtement trop large pour s’y retrouver, elle confond plusieurs « procès de la modernité » dont le contenu et le registre sont extrêmement dissemblables. De sorte qu’il y a en permanence deux mouvements contraires dans ce livre : le premier analyse avec subtilité des moments clés de la vie des idées (la réception française de Arendt, la décomposition de la Gauche prolétarienne et l’épisode des nouveaux philosophes), les nuances qui traversent les mouvements idéologiques (les conversions berlusconiennes de certains intellectuels italiens, les familles diverses du néoconservatisme américain), et le second balaie ou minimise ces nuances pour y débusquer « l’éternel procès des Lumières », la haine de la démocratie sous la critique. Je me concentrerai donc sur les trois thèses cadres du livre, l’empreinte maurrassienne, la dérive de l’antitotalitarisme, et l’islamophobie.

De quoi Maurras est-il le nom ?

Maurras, en qui Lindenberg voit « le Lénine des droites radicales du monde entier » (p. 92), se définissait comme catholique athée,   étranger à la foi mais admirateur du rôle « organisateur » de l’Église, ce qui en ferait le parrain de toutes les instrumentalisations politiques réactionnaires de la religion, à quoi se ramène, selon Lindenberg, le tournant à droite des intellectuels. Maurras est un penseur de troisième ordre, qu’on ne lit plus guère, même dans les cénacles conservateurs, qui préfèrent Bonald, Saint Thomas ou de Maistre, qui sont d’une autre dimension. La philosophie politique récente va plutôt chercher ses sources chez les libéraux du XIXème siècle (Constant, Tocqueville, Guizot), ou dans le républicanisme. Il est donc à première vue paradoxal de voir partout l’empreinte maurrassienne. Mais le paradoxe n’est qu’apparent, explique Lindenberg, car on a affaire, en France en particulier, à un « libéralisme d’ordre », ou « libéralisme de la peur ». Ce libéralisme d’ordre est la clé de la filiation entre libéralisme, saint-simonisme, bonapartisme et collaboration, pour aboutir au « républicanisme d’ordre » d’aujourd’hui, qui « remplit depuis quelques années la même fonction », à savoir légitimer « une haine sourde de la modernité et de la démocratie ». L’idée est qu’il y a une permanence de la tentation antidémocratique, de la peur de la multitude, tendance qui domine chez un Thiers ou chez un Hayek, mais qui n’est pas absente de Tocqueville et même de Constant.

C’est là que le bât blesse. Je crains que la figure de Maurras n’ait irrémédiablement obscurci le tableau que Lindenberg s’efforce de dessiner. Pour commencer, elle est beaucoup moins topique qu’il ne le dit.   C’est un lieu commun de noter qu’il y eut beaucoup d’ex-maurrassiens parmi les maîtres structuralistes (Althusser, Ariès, Dumézil, Lacan, cités p. 262), mais, à moins de tout mélanger et de considérer, par exemple, que Durkheim était maurrassien par anticipation, puisqu’il insistait sur l’autorité de la société, l’influence de Maurras, considérable à l’extrême droite, n’a été sur le plan intellectuel qu’une mode, disparue à peu près sans résidus.

Une dérive antitotalitaire ?

Pour Lindenberg, inspiré par Rancière, la vérité du libéralisme « à double fond », c’est Thermidor et Maurras, qui ont contaminé le combat antitotalitaire : « On exalte la liberté afin d’écraser l’Infâme totalitaire, pour ensuite se retourner contre une ‘culture du narcissisme’ qui serait à la racine du totalitarisme d’hier comme de celui de demain, monstre d’un type nouveau engendré par le ‘droit-de-l’hommisme’, l’excès de démocratie, l’antiracisme et tous leurs succédanés. Tout cela n’est pas nouveau et remonte même plus loin que les sombres prophéties d’un Tocqueville. » (p. 143) Selon cette conception la liberté politique est au fond un mauvais cheval philosophique, sauf dans ses versions libertaires et révoltistes, celles qui donnent des gages à la haine du bourgeois et au culte de la radicalité politique, tout en rejetant la « haine de la démocratie » des néo-communistes explicites (Badiou, Zizek). Ce n’est pas le lieu de discuter cette vue, qui a des porte-paroles éloquents, le Claude Lefort de la « démocratie sauvage » ou Etienne Balibar, comme elle a ses bateleurs, Jacques Rancière ou Miguel Abensour, oubliant ce qu’il sait pour préférer l’épouvantable Babeuf à Thermidor. Je voudrais seulement souligner combien elle est incompatible avec la philosophie antitotalitaire, pour elle sans objet.   Autrement dit, en triant à sa façon le bon grain de l’ivraie dans la pensée antitotalitaire, Lindenberg la vide de toute substance théorique, pour la réduire à un mouvement sympathique « pour les droits de l’homme et la liberté des peuples », une vulgate sans épaisseur philosophique, dont il ne reste rien. C’est pourquoi il peut écrire : « L’antitotalitarisme est devenu une évidence pour tout le monde » (p. 17). C’est faire bon marché du rejet véhément du mot et de l’idée, pas moins vivace qu’au temps de la guerre froide. La comparabilité entre nazisme et communisme fait toujours scandale,   et il est possible aujourd’hui, sans craindre le ridicule, de défendre le sophisme de l’hypothèque, c’est-à-dire l’argument selon lequel l’URSS, en disparaissant, a opportunément levé l’hypothèque qui grevait « l’idée communiste », qui retrouverait dès lors sa vigueur et son innocence. Libérée par la chute du mur, l’idée communiste peut à nouveau servir de programme, sans porter le moins du monde le poids des malheurs du siècle (version platonicienne chic chez Alain Badiou, version agit-prop chez Georges Labica). De plus, il ne s’agit pas seulement de juger le communisme et son Empire disparu (pas complètement d’ailleurs).

La réflexion antitotalitaire n’est donc pas close. Philosophiquement, il reste à comprendre et à apprendre dans ce que Louis Dumont appelait les « malheurs de la démocratie », c’est-à-dire les formes pathologiques de modernisation.   Enfin, l’expérience totalitaire n’est pas purement rétrospective. Parce qu’elle est indispensable pour éclairer les dynamiques post-totalitaires (Chine, Russie), et parce que des régimes et des mouvements contemporains présentent des traits totalitaires ou, à tout le moins, qu’il n’est ni absurde ni scandaleux d’analyser en termes de totalitarisme, comme le terrorisme basque ou l’étouffement des sociétés civiles du monde musulman par les régimes islamiques ou sous le joug conjoint de dictatures « laïques » et de mouvements religieux fanatiques.  

La novlangue de « l’islamophobie »

Les sociétés musulmanes ne sont évoquées que fugacement dans le livre, alors qu’on aurait pu y voir des réalisations idéal-typiques de la « modernité conservatrice », et les islamistes n’apparaissent jamais qu’au côté des « catholiques intransigeants ». C’est que Lindenberg exclut l’idée que les premiers posent un problème spécifique que ne posent pas les seconds, pas plus qu’il ne se demande s’il pourrait y avoir un rapport entre l’Islam et la rareté de la liberté politique dans le monde musulman. On comprend la logique qui conduit à voir dans l’islamisme une importation de nos anti-Lumières, quitte à priver le fondamentalisme politique en terre d’Islam de toute autonomie, pour en faire une imitation post coloniale d’un courant purement occidental, même si cette thèse, reprise de Margalit et Buruma,   ressemble fort à un chaudron. Après tout, elle est une manière de comprendre la greffe dans le monde arabe d’idées totalitaires comme l’antisémitisme racialiste enragé, ou l’influence du léninisme sur les Frères musulmans. En revanche, il est difficile d’admettre le tabou que Lindenberg instaure quand il bannit le concept d’islamo-fascisme et reprend le concept confus d’islamophobie. Il n’est pas certain qu’islamo-fascisme soit plus qu’un concept descriptif, mais la question mérite d’être examinée. Il n’y a rien d’incongru à noter et à tenter de penser la combinaison, dans les mouvements islamistes, d’un fondamentalisme religieux et de traits « fascistes », en particulier dans les techniques d’encadrement des masses et dans la culture de la violence. « Islamophobie » est une astuce de propagande visant à assimiler l’Islam à la religion des opprimés et la critique de cette religion (ou de son instrumentalisation politique) au racisme. Pour dire brièvement la chose, il y a en Europe un racisme anti-arabe, il n’y a pas particulièrement d’islamophobie, et on est navré de voir Lindenberg épouser ce topos islamiste et jusqu’à son argument le plus typique et le plus absurde, à savoir l’assimilation de l’islamophobie à l’antisémitisme.

Penser la modernité

Je ne peux énumérer toutes les distorsions factuelles auxquelles Lindenberg est contraint par son cadre théorique, pas plus que toutes les analyses riches et éclairantes que recèle le livre. Je me limiterai à deux exemples.

On ne peut pas confondre le renouvellement de l’histoire du fascisme italien entrepris par Renzo de Felice et poursuivie aujourd’hui par Emilio Gentile et d’autres historiens d’une part, la réhabilitation du fascisme par certains journalistes et politiciens de droite en Italie d’autre part. Il est toujours fâcheux de mettre sur le même plan des recherches historiques savantes et des opérations mémorielles pour le moins grossières, plus encore quand les deux courants vont en sens strictement inverse. De Felice puis Gentile n’ont en rien contribué, même indirectement, à la minimisation et encore moins à la réhabilitation du fascisme. Ils se sont attaqués à la légende « antifasciste » qui, elle, entretenait une mémoire mythologique et faisait obstacle à la compréhension historique, en noyant l’expérience totalitaire italienne dans une gigantomachie convenue opposant le capital financier et ses valets aux forces populaires. Ce n’est pas le moindre défaut de cette légende, que d’avoir libéré trop facilement l’Italie démocratique d’après 1945 de l’héritage des vingt années de dictature, comme si l’expérience et les institutions fascistes avaient instantanément fondu « comme neige au soleil » après la défaite de l’Axe. La nouvelle histoire du fascisme permet au contraire de faire les comptes du passé et de s’interroger sur ses survivances. À moins de considérer que l’historiographie communiste officielle du fascisme a le monopole de l’antifascisme, on ne voit pas en quoi ces travaux, une des contributions majeures à l’intelligence de l’histoire du siècle dernier auraient la moindre affinité avec les tentatives berlusconiennes de réhabilitation du Duce.

Le lecteur apprendra beaucoup de choses sur l’histoire des néocons aux États-Unis, leurs filiations diverses et leurs clivages actuels, que Lindenberg analyse en détail, même s’il finit par insister avant tout sur l’unité de la famille. Mais j’avoue ne pas bien comprendre son analyse de la principale divergence de fond qui la diviserait, entre ceux qui pensent que la contradiction principale de l’époque est entre le monde libre et l’islamisme (ce qu’il appelle « la ligne Bush-Podhoretz ») et ceux qui la voient entre « démocratie » et « tyrannie » (Fukuyama, Kagan). Cela semble suggérer que tous ceux qui voient dans l’islamisme un danger majeur sont des partisans de la seconde guerre d’Irak et du « recours systématique au ‘changement de régime’ par la force ». Vision pour le moins approximative, car la plupart des anti-islamistes, que Lindenberg appellent « islamophobes », par exemple Mohamed Sifaoui, se sont opposés à cette guerre et condamnent les illusions sur la force des armes, qui vont de pair avec l’abandon du front des idées et des valeurs, qui est selon eux le terrain approprié de la lutte contre l’islamisme : par exemple, le combat contre la reconnaissance du délit de blasphème, question sur laquelle la pression des pays musulmans et de leurs alliés à l’ONU est redoutable.   Voilà une question sur laquelle il y a bien, en effet, une internationale conservatrice liée aux intégrismes religieux, mais qui la conduit, sinon les dictatures arabes et leurs alliés, même si le Vatican joue parfois un rôle supplétif à l’appui de cette revendication ? Quant aux conservateurs occidentaux, y compris aux États-Unis, ils sont en réalité très divisés à ce sujet. Là encore, il faut affiner les distinctions plus que ne le fait Lindenberg. Toute interrogation sur le vide spirituel de la civilisation moderne ou sur le religieux dans la démocratie ne fait pas de qui la soulève un maurrassien impénitent.

C’est sur ce point que je conclurai. La logique de sa construction conduit Lindenberg à faire des Lumières une icône, un « acquis », qu’on ne peut que défendre ou attaquer, mais pas une expérience, qui demande à être pensée. Antoine Compagnon a une formule magnifique à propos de ses « antimodernes » : « la vraie modernité procède à contrecœur ». Autrement dit, il n’y a pas d’héritage vivant des Lumières sans reconnaissance et travail d’une dialectique des Lumières. Que cette dialectique prenne parfois un tour apocalyptique (Bataille, le dernier Horkheimer) est l’exception pas la règle. Valoriser l’héritage des Lumières suppose la réflexivité, pas la comptabilité