Quelles sont les capacités du libéralisme à répondre à la prise en compte du pluralisme culturel dans nos sociétés démocratiques ?

Ces deux ouvrages ont en commun d’examiner la capacité du libéralisme politique à apporter des réponses à la prise en compte du pluralisme culturel dans nos sociétés démocratiques. La posture critique adoptée n’est nullement fondée sur une caricature des principes de l’approche libérale, ce qui rend la lecture de ces livres extrêmement précieuse. J’essaierai dans les lignes qui suivent de dégager les traits saillants des analyses présentées, avant d’examiner si les griefs énoncés à l’encontre du libéralisme politique sont totalement fondés.

On ne peut rêver meilleur guide que Patrick Savidan pour une estimation précise de ce qu’induit, pour les fondements de l’État démocratique, le modèle multiculturaliste d’intégration. L’auteur a, en effet, acquis une exceptionnelle maîtrise des enjeux éthiques et politiques induits par la diversité ethno-culturelle et la synthèse présentée n’occulte aucune question fondamentale. L’affirmation des différences est-elle contraire aux principes sur lesquels se sont édifiées les sociétés démocratiques ou, au contraire, constitue-t-elle un approfondissement de la dynamique égalitaire de celles-ci ?

Il y a bien longtemps que le débat n’oppose plus essentiellement les partisans d’un communautarisme radical, pour lesquels l’appartenance à une communauté doit primer sur les principes universels de justice, à ceux qui, au nom de l’universalisme abstrait, ne veulent reconnaître aucune légitimité à l’expression des différences dans l’espace public. Des auteurs, tels W. Kymlicka ou J. Raz, ont contribué à complexifier l’affrontement en montrant que la tradition libérale n’était pas aussi inhospitalière à la différence que le prétendaient ses adversaires. Dans une perspective moins complaisante à l’égard du libéralisme, C. Taylor a montré, dans une filiation hégélienne assumée, que la reconnaissance constituait une exigence normative adressée au pouvoir politique dans les États démocratiques. Comment, dès lors, sans sacrifier l’universalisme, accorder droit de cité à l’expression de l’identité collective ? C’est une préoccupation commune aux deux ouvrages mais les solutions esquissées sont clairement distinctes.

Patrick Savidan plaide fortement pour un multiculturalisme libéral. Pour lui, la politique multiculturaliste "vise seulement à ménager, pour les identités minoritaires, une place et une visibilité dans l’espace public qui correspondent à leur importance sociale, voire à faire simplement disparaître les attitudes et les représentations qui sont vécues comme des marques de mépris social"   Ce point est essentiel et, dès lors, on peut rapprocher la position de l’auteur de celle de Nancy Fraser. Pour l’un comme pour l’autre, il s’agit de substituer à la politique d’identité traditionnelle une approche visant à désinstitutionnaliser les hiérarchies injustes et, sur le plan de la redistribution, à remplacer l’économie néolibérale par la démocratie sociale.

Il s’agit donc de combattre les représentations négatives des minorités sans pour autant renforcer les différences identitaires. La non-reconnaissance n’est pas, en effet, un simple fait culturel. Occulter ce point contribue à séparer l’injustice de ses causes institutionnelles et, dès lors, à oublier la nécessité des luttes de redistribution. En outre, la politique identitaire accroît la force des attachements communautaires au détriment de l’autonomie individuelle, notamment en réduisant l’importance des affiliations multiples. Il s’agit donc, plutôt que de renoncer à la politique de reconnaissance, de la reconstruire de façon à ce que, d’une part, elle prenne en compte la dimension redistributive et, d’autre part, qu’elle se tienne clairement à distance du différentialisme. Dans la perspective de Fraser, le rétablissement de la justice n’exige l’affirmation des différences de groupe que dans les cas où l’obstacle à la parité de participation consiste en la méconnaissance des particularismes. On est très éloigné ici des revendications communautaristes fondées sur l’authenticité culturelle.

Cependant, Patrick Savidan ne peut se donner totalement les moyens de ses ambitions. En effet,  la justification de droits collectifs pour les communautés minoritaires nécessite une conception relativement substantielle de la notion de culture que, précisément, son attachement au libéralisme politique lui refuse. Le multiculturalisme libéral est confronté à une aporie : il  "impose aux cultures communautaires qu’elles renoncent à leur prétention totalisante, qu’elles renoncent à se concevoir comme le fondement de toute légitimité ; en un mot : qu’elles se sécularisent"   et, ce faisant,  cette contrainte dissout la conciliation qu’elle prétend promouvoir, "une culture communautaire qui accepte, d’une part, de n’être qu’une culture parmi d’autres et, d’autre part, d’être subordonnée à la légitimité démocratique, n’est plus réellement une culture communautaire"   .

De surcroît, et c’est le point nodal, le libéralisme politique est-il aussi démuni que le disent ses détracteurs face aux revendications fondées sur la reconnaissance ? Déjà Isaïah Berlin, souvent présenté comme un auteur libéral paradigmatique, avait souligné que le désir de reconnaissance était tout aussi profond que le désir de liberté   . Les torts subis par l’indifférence, la condescendance ou le mépris d’autrui ne peuvent être compensés par l’assurance de ne pas être privé d’une certaine liberté d’action. Ce qui vaut pour l’individu vaut aussi pour les groupes : "Ce que les classes sociales ou les nationalités opprimées revendiquent, ce n’est pas seulement une totale liberté d’action pour leurs membres ni une égalité des chances sociales ou économiques […]. Ce qu’elles veulent, le plus souvent, c’est être reconnues (en tant que classe, nation, couleur ou race) dans leur autonomie d’action."   Berlin, ici, ouvre grandes les portes de la reconnaissance du désir d’émancipation des groupes minoritaires. On ne peut donc légitimement accuser le libéralisme d’être, par nature, inattentif à l’expression des différences collectives.

Le projet de Sophie Guérard de Latour n’est pas franchement différent de celui de Patrick Savidan. Cependant, plutôt que libéral, le multiculturalisme qu’elle promeut se veut républicain. La distinction entre ces deux occurrences du multiculturalisme se situe prioritairement sur le plan ontologique. À l’atomisme libéral, les républicains opposeraient une approche holiste qui aurait l’avantage de ne pas limiter à la sphère publique les problèmes de domination. L’auteur se fonde largement sur la pensée de Durkheim pour construire sa propre théorisation. Dans son chapitre 3, Sophie Guérard de Latour montre, avec brio, tout ce qui distingue la pensée de Durkheim de celle de Rawls. Elle établit en outre de suggestives passerelles entre le sociologue français et la construction théorique du plus intéressant des républicains contemporains, P. Pettit. Le républicanisme durkheimien constitue, dans cette perspective, une invitation "à ne pas dissocier le respect de la diversité culturelle de l’évolution de la solidarité sociale et donc à envisager cette diversité comme le moteur d’une profonde transformation de l’identité nationale"   . Il s’agit par conséquent de diversifier l’imaginaire commun plutôt que de rétablir une égalité entre les groupes culturels, objectif dont les effets indésirables possibles sont l’institutionnalisation des différences. Ce parti pris, auquel il est aisé d’adhérer,  permet de comprendre pourquoi l’auteur est attentive aux travaux de Nancy Fraser. Au passage, Sophie Guérard de Latour égratigne quelques auteurs hexagonaux qui ont tendance à confondre amour de l’humanité et sacralisation de la nation.

Le plaisir pris à lire l’ouvrage est au moins égal à l’importance des problèmes soulevés. Visiblement l’auteur maîtrise les thématiques abordées et traite avec une rare profondeur les auteurs étudiés. Si elle emporte souvent la conviction, il nous semble que les conclusions auraient pu être sensiblement différentes sans que la ligne argumentative soit modifiée en profondeur. Son souci de montrer que le républicanisme constitue une alternative réelle au libéralisme, et non une simple inflexion de celui-ci, soulève en effet quelques objections que l’auteur, à l’évidence, anticipe, sans pour autant y répondre avec une suffisante conviction. Les premières lignes de la conclusion témoignent de son embarras : "Le républicanisme qu’il s’agit de promouvoir est en effet de type libéral … On peut donc se demander ce qu’un multiculturalisme républicain ajoute de véritablement nouveau au multiculturalisme libéral."   C’est toute la question. Le seul républicanisme qui s’oppose réellement au libéralisme est précisément celui que l’auteur rejette. Je ne reviendrai pas sur les réponses du libéralisme au multiculturalisme en général (cf supra) et je me contenterai de dire pourquoi le républicanisme doit être vu comme un approfondissement du libéralisme.

Il est incontestable à nos yeux que l’engagement citoyen doit être vivement encouragé. Mais l’attachement aux vertus civiques doit-il être considéré comme le bien suprême ou est-il seulement le meilleur moyen de défendre la liberté du citoyen ? Le choix de la première branche de l’alternative caractérise le républicanisme civique. Pour ce dernier, la liberté se confond avec l’activité citoyenne : les fins personnelles de chacun ne se distinguent pas des fins de la cité. Ce républicanisme néo-athénien pose que l’enjeu de la pensée politique consiste, dans la filiation d’Aristote, à explorer le lien qui s’est perdu dans l’histoire de la modernité entre liberté et activité politique. Pour un auteur comme Arendt, la liberté de l’homme n’est pas seulement augmentée par une participation à la vie de la cité, elle est tout entière contenue dans cette activité.

Une telle conception, bien que présentant bien des attraits, néglige le fait que "la citoyenneté est de moins en moins l’identité première ou la passion brûlante d’hommes et de femmes qui vivent dans des sociétés complexes et hautement différenciées, où la politique fait face à la concurrence - en temps et en attention - de la classe sociale, de l’ethnicité, de la religion et de la famille, et où ces quatre composantes ne rassemblent pas les gens mais les séparent plutôt, les divisent"   . Il existe, en outre, de bonnes raisons d’être circonspect face à l’enthousiasme républicain pour l’activisme civique, car, paradoxalement, "la citoyenneté démocratique idéale ne séduit pas ceux qu’elle est censée favoriser"   .

Lorsque l’on prend la peine, une fois encore, de se pencher sans préjugés sur la pensée de  Berlin, on constate que sa conception de la liberté humaine ne se réclame pas de Hobbes, mais de Locke, Montesquieu, Mill, Constant et Tocqueville. Le libéralisme ne serait donc plus limité à la filiation benthamienne et Locke (que Pettit enrôle sous la bannière républicaine) y aurait toute sa place. Et comme le dit justement Charles Larmore "il y a quelque chose qui cloche dans une définition du libéralisme qui comprend Hobbes mais qui exclut Locke"   . Il faut donc considérer qu’il existe, au moins, deux traditions libérales, celle qui s’incarne dans le courant utilitariste et celle qui, à l’instar de Locke, rejette toute opposition catégorique entre la liberté et la loi. On est en droit de penser que, pour celle-ci, "la liberté comprenait, conformément au point de vue républicain, l’absence de domination"   . Dès lors, la distinction établie par Pettit entre absence d’interférence et absence de domination constitue, plutôt qu’une opposition irréductible, un enrichissement de la théorie libérale.

C’est à cet enrichissement que contribue, de façon décisive, Judith Shklar. Loin de se focaliser sur l’intégrité de l’individu, elle attire l’attention sur l’impact des injustices politiques résultant de l’inaction publique, seul moyen selon elle de fournir au libéralisme les outils idéologiques lui permettant d’être à la hauteur de son projet d’émancipation. La politique libérale serait ainsi fondée à épouser le point de vue des victimes. Dans Liberalism of Fear (1998), J. Shklar contribue à dessiner les contours d’un renouvellement du libéralisme qui ne saurait faire l’économie de la question de la dépendance (voir, à ce sujet, les belles réflexions de Fabienne Brugère   ). La citoyenneté ne saurait donc se réduire à l’exercice des libertés publiques : elle implique également un droit au travail effectif, bien que, notons-le, "ce qui importe n’est pas le travail en tant que tel mais plutôt les gains et l’indépendance qu’il confère"   . La garantie d’un travail décent apparaît, dès lors, comme une nécessité politique pour acquérir reconnaissance sociale et respect de soi. C’est pourquoi l’aide publique n’est pas accessoire mais, au contraire, essentielle au fonctionnement de l’État libéral dont le but est de limiter les rapports de domination et de permettre l’autonomie individuelle