Comment un économiste en vient-il à débattre de la notion d’identité, de multiculturalisme, de « choc des civilisations » ? Dans son essai Ethique et économie, devenu un classique,  Amartya Sen dénonçait l’idiot rationnel, l’agent humain considéré du seul point de vue de ses motivations économiques. L’économiste poursuit dans son dernier livre Identité et violence son entreprise de complexification de notre compréhension des activités humaines, en mettant en lumière un nouveau réductionnisme à l’œuvre dans nombre de théories politiques : celui de la notion plurielle d’identité.

Dans cet essai de philosophie politique, le prix Nobel d’économie Amartya Sen se penche sur la notion d’identité et son rapport à la violence. Que ce rapport soit d’actualité n’est plus aujourd’hui à justifier : l’interprétation d’un grand nombre de conflits en termes d’ethnies ou de religions, l’importance du débat sur le multiculturalisme en philosophie politique, le discours politique de la lutte de l’Occident contre ses ennemis, autant d’indices d’une certaine nouveauté de notre temps à poser les problèmes politiques en termes d’identité. Or la traduction qui est ainsi opérée par la philosophie politique perd un caractère essentiel de la notion d’identité et du rôle qu’elle joue dans la vie des individus : son caractère pluriel, ou l’arrangement qu’elle institue toujours entre plusieurs composantes de la personnalité.


Diversité et multiplicité de l'identité

C’est en effet principalement l’idée de réduction de l’identité personnelle à une seule de ses composantes – religieuse, ethnique, civilisationnelle – qui est critiquée dans le dernier ouvrage de Sen. Partant de cette idée simple que l’identité résulte toujours d’un arrangement entre diverses appartenances, Sen illustre comment l’oubli de cette multiplicité se cache pourtant derrière des conceptions n’ayant a priori aucune sympathie pour la thèse du choc des civilisations. C’est ainsi que la politique de Tony Blair à l’égard des musulmans est remise en question, dans la mesure où elle présuppose, avec ses adversaires, que certaines personnes peuvent être appréhendées au regard d’une seule de leurs dimensions, à savoir ici la religion. En instaurant un certain dialogue avec les autorités religieuses représentatives, les citoyens britanniques de confession musulmane sont invités à voir dans ces autorités un porte-parole pour des revendications allant bien au-delà des seules questions religieuses. Là où les citoyens britanniques musulmans forment non pas un monde, mais bien des mondes, tant par leur culture, que par leur place dans la société britannique, la politique qui en appelle incessamment au « clergé » musulman pour dialoguer avec des citoyens partageant une même religion conduit ces derniers à n'agir et à n'interpréter la vie politique et civile qu’au travers de la « communauté ». De même, en invoquant la « vraie voix modérée de l’islam », la réponse à certains problèmes de nature politique est recherchée du seul côté de la religion. Pour lutter contre un courant fondamentaliste de l’islam conduisant au terrorisme et à une interprétation de la religion comme régissant la totalité des sphères de l’activité humaine, une autre réponse aux intentions plus nobles tente de dessiner un islam plus pacifique. Mais ce qui est à nouveau commun aux deux adversaires est une même conception de la religion comme sphère totale, comme seul registre de justification et d’appartenance, là où la fidélité religieuse ne saurait en réalité interdire toute latitude dans le domaine des idées et des comportements. L’exemple musulman, qui est le plus développé dans l’ouvrage, illustre par son histoire la diversité des jugements politiques et des comportements culturels tolérés au sein d’une même confession. Sen prend pour exemple, parmi d’autres traités dans son ouvrage, le cas de l’empereur moghol du XVIe siècle Akbar, qui rédigea un projet de codification des droits des minorités accordant à tous la liberté religieuse. La tolérance dont fit preuve l’empereur d’Agra connut certes de nombreux détracteurs, parmi lesquels le théologien Abdul Haq. Malgré cette opposition, le théologien musulman ne nia jamais la fidélité d’Akbar à l’islam, et l’opposition des idées politiques ne remit jamais en question la déclaration d’Abdul Haq pour qui l’empereur ne cessa jamais d’être un bon musulman.


Catégorisations identitaires

A considérer la diversité historique et toujours actuelle des musulmans, diversité qui s’exprime dans des convictions politiques diverses et des cultures aussi différentes que celles du Bengladesh rural et de la Turquie citadine, Sen invite donc à s’interroger sur les véritables causes de la perception unitaire que nous pouvons posséder des citoyens musulmans d’un pays. Cette interrogation, en même temps qu’elle met l’accent sur les dangers d’une suppression des différentes composantes de l’identité, rappelle la part de responsabilité des individus dans leur hiérarchie des biens. Cette responsabilité est celle de tous les individus, et non pas seulement de l’individu concerné. En dénonçant « l’illusion du destin », consistant à s’imaginer qu’une identité est simplement découverte, là où il s’agit en réalité d’une composition et d’une hiérarchisation de ce qu’on valorise, Amartya Sen entend aussi rappeler, s’appuyant sur les Questions de sociologie de P. Bourdieu, que le contexte social est en grande partie responsable de catégorisations qui, sans pouvoir être justifiées intellectuellement, n’en cessent pas moins d’exister du seul fait d’être désignées. C’est ainsi que certaines personnes peuvent être amenées à se sentir solidaires les unes des autres du simple fait d’être arbitrairement mais réellement considérées comme appartenant à un même groupe. Cette catégorisation ayant des conséquences réelles dans le contexte social, les individus ont alors de bonnes raisons de se sentir liés. L’exemple du recours aux autorités religieuses pour solliciter les citoyens d’une certaine confession peut ainsi être compris comme l’illustration d’une catégorisation d’abord arbitraire, mais qui par ses effets, conduit à être justifiée. Il devient plus facile et plus efficace de se faire entendre, sur des questions ne relevant pourtant pas de la sphère religieuse, en passant par un tel canal. Cette facilitation en vient à rendre pertinente, aux yeux de l’individu, une catégorisation qui ne l’était peut-être pourtant pas au préalable.


Limite des interprétations civilisationnelles

Cet ensemble de réflexions sur la notion d’identité conduit l’auteur à discuter les thèses de l’affrontement civilisationnel, rassemblées sous la figure emblématique de l’ouvrage de Samuel Huntington, Le choc des civilisations. La contribution originale de Sen aux critiques aujourd’hui nombreuses de l’explication civilisationnelle repose sur la mise en valeur, à nouveau, d’un préjugé commun aux parties opposées dans le débat. Si la première partie en appelle à un affrontement inéluctable de blocs civilisationnels aux valeurs irréconciliables, la seconde, quant à elle, met en avant l’humanité que nous avons en commun et la possibilité d’une cohabitation pacifique. Pourtant, cette seconde voix laisse aussi entendre qu’il existe une « insularité » civilisationnelle, que Sen qualifie d’imaginaire. L’explication civilisationnelle repose sur une erreur méthodologique consistant à privilégier une catégorisation fondée sur la civilisation, et interprétant ainsi un certain nombre de conflits par une catégorie unique ne convenant pas à la multiplicité des enjeux. Les partisans, comme les adversaires du choc des civilisations, partagent une philosophie de l’histoire où les conflits sont censés acquérir la profondeur du sens en étant les représentants de causes plus grandes, de querelles plus anciennes, d’affrontements inéluctables. Reconnaître la diversité composant l’identité personnelle, c’est remettre en question une explication univoque des conflits internationaux en termes d’identité religieuse ou ethnique, pour se réapproprier la complexité et la contingence des événements conduisant au conflit, événements dont la dimension politique est supprimée par l’interprétation civilisationnelle. Sen reconnaît l’attrait intellectuel de l’explication civilisationnelle, dans la mesure où il y voit cette volonté de dépasser l’aspect superficiel de l’analyse politique de l’immédiat, pour lui donner une profondeur historique et sociologique. Néanmoins, cette aspiration ne saurait conduire à un effacement de la dimension politique des conflits, c'est-à-dire aussi de leur contingence, et nous faire passer des querelles souvent ordinaires – ce qui n’enlève rien à leur gravité – pour un prétendu choc des idéologies.

La prudence méthodologique réclame d’abandonner l’explication causale unique. Un second reproche adressé aux interprétations culturelles ou civilisationnelles met en valeur la division de la population en civilisations, et rappelle comment celle-ci relève d’une « innocence historique ». Cette division ne rend tout d’abord pas compte de l’importance de la variété au sein des blocs qu’elle dessine. Les exemples de Sen abondent, et en premier lieu, illustrent comment la prise en compte de son propre pays, l’Inde, ne saurait être pertinente en termes de civilisation hindoue, lorsque cent quarante-cinq millions d’indiens sont de confession musulmane, c'est-à-dire plus que la population totale de la France et du Royaume-Uni. Et c’est encore sans compter la part non négligeable des sikhs et des jaïns dans la population indienne, ainsi que l’importance du bouddhisme, qui fut la religion dominante en Inde pendant plus d’un millénaire. L’idée d’un bloc musulman va de même à l’encontre de l’éloignement considérable que l’on peut observer entre les idéaux sociaux, les fins politiques, les traditions littéraires et artistiques des musulmans du monde. Outre la variété qu’on peut trouver dans des blocs civilisationnels arbitrairement découpés, Sen s’attache dans le même ordre d’idées à mettre en valeur la continuité qu’il peut exister entre ces fameux blocs : l’unicité des valeurs occidentales est bien trop souvent surestimée, de même que l’exclusivité de l’Occident sur les idées de démocratie et de liberté individuelle. Dans une section intitulée « Les racines mondiales de la démocratie », Sen rappelle comment la « démocratie athénienne » ne connut pas ses seuls héritiers à l’Ouest de la Grèce et de Rome : de nombreuses cités asiatiques intégrèrent des éléments de démocratie dans leur gouvernement, l’Inde fut longtemps caractérisée par une tradition de réflexion et de délibération publiques, le Japon connut sous le règne du prince Shotoku une constitution instituant la décision collective et le pluralisme. De même, les transferts multiculturels et l’histoire de la circulation des idées scientifiques en provenance du monde musulman devraient remettre en cause l’idée d’un islam rétrograde et fermé à la science.


Identité composée et « liberté culturelle »

Finalement, Identité et violence aborde le débat communautariste par un questionnement sur la notion de multiculturalisme, et la valorisation dont cette dernière notion a fait l’objet dans nos sociétés. A l’origine de la pensée communautariste, on peut trouver selon l’auteur une démarche analytique pertinente, consistant à réinsérer l’individu dans un contexte social, afin de l’appréhender d’une manière plus complète. Néanmoins, cette vue synoptique, si elle entend réellement faire preuve de complétude, ne saurait réduire la sphère des appartenances à la seule religion ou origine culturelle. La tendance à théoriser le problème du communautarisme comme un problème de cohabitation d’individus dont les seules justifications en vigueur sont celles d’une communauté d’origine à laquelle ils appartiennent, justifications incommensurables entre les diverses communautés, revient finalement à l’opposé de son ambition initiale. Sont passées sous silence la responsabilité de l’individu dans la réappropriation de sa tradition, et la dimension de choix présente dans la définition des priorités de la personne. La notion d’identité, qu’un certain communautarisme envisage selon une logique du « tout ou rien », est au contraire une logique de composition. Finalement, Sen prend position pour la défense de ce qu’il appelle une « liberté culturelle », et le développement d’institutions capables de la soutenir. Il est difficile de bien saisir ce que l’auteur entend par une telle liberté, dont un des dangers est le retour à un individu neutre axiomatiquement, et dont la liberté consisterait à choisir parmi un panier de valeurs celles auxquelles vont ses préférences. De manière générale, on regrettera le caractère souvent trop rapide et trop général des arguments avancés par Sen, et la lecture d’Identité et violence décevra peut-être les publics avertis des débats traités dans le livre. L’ampleur et la variété des sujets abordés interdisent une analyse approfondie des questions envisagées. On peut pourtant éclairer cette dernière notion de « liberté culturelle » en envisageant les institutions censées l’encadrer. Parmi celles-ci, Sen range l’école, dont il critique la version confessionnelle, qui fait tant débat aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. La liberté culturelle ne peut être instituée que par une école qui fait le choix de l’ouverture et de la mixité : « Eduquer, c’est aussi développer la capacité de raisonnement et la faculté de choix, c’est cultiver l’art de la comparaison et de l’analyse » (p.219). Finalement, Sen prend donc le parti d’un multiculturalisme subordonné à la notion de choix individuel : la diversité culturelle ne saurait être un bien en elle-même, mais seulement lorsqu’elle devient une condition de l’exercice d’une « liberté culturelle » entendue comme exercice raisonné et réfléchi du jugement.