L'humanitaire saisi par l'histoire.

L’humanitaire, un sujet-carrefour pour l’histoire sociale

Le dernier numéro du Mouvement social nous offre un dossier copieux pour un magnifique objet d’histoire sociale certes, mais aussi d’histoire politique et religieuse : une introduction programmatique ambitieuse signée par les deux coordinateurs du numéro, Axelle Brodiez et Bruno Dumons ; six articles consistants ainsi que de nombreux compte rendus qui attestent une bibliographie d’ores et déjà importante et internationale.

Nouveau secteur d’intervention, paradigme de notre modernité, « l’humanitaire » a non seulement la capacité de redéfinir le périmètre de ce qu’on a appelé, depuis le XIXe siècle, la « question sociale » mais il bouscule aussi les outils intellectuels qui s’en sont emparés en sciences sociales, ainsi que l’historiographie qui lui a donné son épaisseur chronologique. D’où l’intérêt de la publication de cet ensemble dans une revue comme Le Mouvement social, lieu intellectuel dynamique qui depuis 1960, structure autant qu’il relaie les évolutions d’une histoire sociale autrefois dominante, aujourd’hui trop facilement mise au rancard. Sous les auspices de la regrettée Madeleine Rebérioux mais aussi d’Antoine Prost et de Patrick Fridenson, son animateur et sa mémoire, Le Mouvement social incarne une histoire à la fois savante et engagée, attentive aux luttes et ouverte au débat critique. C’est ce qu’elle prouve ici, sur un sujet qui met à mal les catégories de l’histoire sociale classique : par le brouillage pratiqué par l’humanitaire entre l’échelle nationale, échelon classique du combat mais aussi du progrès social lié à l’institution de l’État-providence, et l’échelle internationale ; par la transformation d’acteurs socio-politiques classiquement identifiés comme les partis, les syndicats, les mutuelles remplacés par des associations, des ONG, de la gouvernance mondiale ; enfin, par l’étanchéité souvent instituée entre le monde militant et la foi religieuse qui se trouve complètement niée dans l’engagement humanitaire, que celui-ci soit « domestique » ou international.

Chemins qui mèneront quelque part

Plusieurs grands axes sont définis qui montrent combien la nouveauté du sujet entraîne avec elle les questionnements historiographiques les plus récents et dessine un large programme scientifique pour les années à venir : les cultures de guerre, l’histoire des catastrophes, le nouvel emboîtement entre le fait religieux et le fait politique, l’échelle transnationale. Si le numéro ne peut tisser toutes ces pistes, il contribue cependant à en dessiner quelques horizons fermes.

D’abord, la périodisation, dans une tentative de généalogie d’un phénomène qui pour apparaître comme moderne, voire post-moderne, n’en date pas moins du XIXe siècle et de l’avènement des guerres totales (les guerres d’unité italienne, notamment Solferino en 1859, guerre de Sécession et leur accomplissement, la Première Guerre mondiale). La Croix rouge, les Quakers interviennent dans la guerre franco-prussienne de 1870 [Rebecca Gill] pour des motifs divers et parfois concurrents mais ils contribuent à définir une « nouvel ethos de compassion rationnelle » qui justifiera désormais les missions d’interposition et les secours aux blessés puis aux réfugiés de guerre, acception première de l’action humanitaire - telle qu’elle se concrétise aussi dans la mobilisation américaine contre les massacres d’Arméniens dans les années 1890 [Ann Marie Wilson]. La Seconde Guerre mondiale fait rupture par l’ampleur des désastres et l’échec du CICR (Comité international de la Croix Rouge) face au génocide juif [Sébastien Farré et Yann Schubert].

Une neutralité confessionnelle apparente

Le second XXe siècle est marqué par un profond renouvellement des structures -l’invention de l’Organisations Non Gouvernementale-  et par un recentrement sur les solidarités nationales, surtout dans l’après-guerre en Europe. En France, par exemple, c’est l’heure de la naissance du Secours catholique (1946) du Secours populaire (1946), et d’Emmaüs (1949) qui connaissent, jusqu’à aujourd’hui, des oscillations permettant diverses reconversions. Ainsi, les Trente Glorieuses et leur cycle de prospérité relative rendent moins visibles les militants sur le sol national et amènent certaines énergies humanitaires à se réinvestir dans le Tiers Monde. Deuxième apport : la réévaluation de l’importance de la matrice religieuse, y compris lorsque celle-ci n’est pas explicitée, comme dans des ONG tout à fait laïques telles que « Médecins du monde », « Médecins sans frontière » « Action contre la faim » ou « Handicap international ». Johanna Siméant montre comment l’engagement humanitaire est, de part en part, traversé par une socialisation religieuse catholique, aussi structurante que souvent niée, qui dispose ceux qui en sont imprégnés au don de soi et à la vie communautaire. Participant, pour ceux qui s’y vouent, à une forme de réenchantement du monde, ces ONG non-confessionnelles opèrent bien comme des « entreprises de salut »- pour reprendre l’expression de Max Weber.

Où l’on retrouve l’histoire politique

De même que la neutralité confessionnelle officielle n’empêche pas de s’interroger fructueusement sur l’existence de motivations religieuses, de la même façon, la neutralité politique rend opaque les investissements militants consentis par des générations d’humanitaires, agissant avec des cultures politiques variées mais toujours décisives dans le processus d’entrée en action solidaire. Après 1968, l’humanitaire, par exemple l’association Emmaüs étudiée par Axelle Brodiez, apparaît comme un lieu très attractif pour des militants utopistes et radicaux, car concurrençant les structures politiques traditionnelles comme les partis ou les syndicats. D’où, en France, le prestige des « French doctors », auréolés de radicalité soixante-huitarde et d’altruisme alternatif avant qu’il se ternisse dans la routinisation de la professionnalisation d’un milieu et les dérives d’une médiatisation à outrance - sur laquelle, en passant, l’humanitaire, sous toutes ses formes, a toujours joué.

Cette dernière remarque évoque quelques pistes suggérées mais non développées par un dossier déjà fort riche : la solidarité consubstantielle entre l’humanitaire et une démocratie d’opinion façonnée par des médias de masse, vecteurs et leviers du combat humanitaire ; l’échelle transnationale (et pas seulement internationale) qui permet la circulation de savoirs et de savoirs-faire, de pratiques au sein d’institutions qui n’éliminent pas l’échelon national mais le font jouer autrement et le relativisent ; le rapport de l’humanitaire avec le paradigme colonial et la mission civilisatrice dont les continuités frappantes, bien que soigneusement cachées, sont ici abordées par le cas de la médecine missionnaire et l’itinéraire du docteur Louis-Paul Aujoulat, du Cameroun à la  France [Guillaume Lachenal et Bertrand Taithe]. Sur un mode polémique, Immanuel Wallerstein a récemment mis en exergue l’héritage de la mission civilisatrice dans le moderne « droit d’ingérence   » ; enfin, faire jouer le critère du genre dans ce monde essentiellement masculin devrait amener de nouvelles connaissances sur les valeurs intériorisées par la militance humanitaire