Comment l’anthropologue passe-t-il des données issues de l’enquête de terrain aux interprétations qu’il en fait dans son énoncé final ? Y a-t-il des conditions vérifiables de rigueur dans les approches qualitatives ?

L’ouvrage de Jean-Pierre Olivier de Sardan propose une réflexion théorique sur le travail de l’anthropologue, qui s’effectue entre les données de terrain et son rendu final, fruit d’un malaxage interprétatif, coloré du bain idéologique qui caractérise l’auteur et/ou son temps.

J-P. Olivier de Sardan est directeur d’études à l’EHESS et directeur de recherche au CNRS. Il vit et travaille au Niger où il est un des membres fondateurs du LASDEL, laboratoire qui regroupe des chercheurs béninois et nigériens autour de l’étude empirique relative à la gestion des services et biens collectifs. Quarante années de travail de terrain et de publications régulières ont précédé cet ouvrage, ce qui en explique la richesse.

Cet ouvrage n’est pas à proprement parler un inédit. Regroupant des articles publiés précédemment, il rapproche des idées éparses dans le temps qui trouvent ici une unité. Il fonctionne comme un manuel à l’intention des anthropologues en herbe et plus émérites qui travaillent au traitement de leurs données de terrain et à leur interprétation. L’auteur défriche ainsi une dimension rarement traitée : autant il est commun de lire des théories portant sur le rapport que l’anthropologue entretient avec son terrain ; autant il est rare de lire une théorie sur le cheminement des données empiriques jusqu’à leur traitement interprétatif.

L’ouvrage est organisé en huit parties. La première, introductive, pose ce qu’il en est du pacte ethnographique entre l’anthropologue et le lecteur : "ce que je vous écris est réellement arrivé, les propos que je vous rapporte ont réellement été tenus, le réel dont je vous parle n’est pas un réel de fiction, ni le produit de mes fantasmes". La seconde porte sur la politique du terrain et passe en revue les différents types de production de données, qu’il s’agisse de l’observation participante, des entretiens, des observations, des procédés de recension, des sources écrites et audiovisuelles. Il y explicite les termes de : triangulation nécessaire des informations (le fait de recouper les informations), et d’encliquage, un des biais de terrain important (être assimilé à une clique ou faction locale). La troisième partie porte sur l’émique ou point de vue de l’acteur. La quatrième partie revient sur le passage de l’observation à la description, et l’objectif de « mise en intrigue » du monde social (expression empruntée à Paul Veyne) que peut se fixer l’anthropologue, mais, comment ? La cinquième partie porte sur le "je", la subjectivité, l’implication, l’explicitation… La sixième partie analyse la valence populiste (populisme méthodologique, populisme idéologique) de l’anthropologie. La septième partie propose quelques figures idéal-typiques – et savoureuses – de la sur-interprétation en anthropologie. La huitième partie conclue sur le sens commun et le sens savant, suivie d’ une post-face relative au chercheur et au citoyen, à la science et l’idéologie.

Cet ouvrage est ainsi une mine pour ceux qui sont confrontés à cette tache interprétative difficile, qu’il s’agisse de préparer une enquête ex-ante, ou de relire une enquête ex-post. On peut en tirer une sorte de décalogue du chercheur…

-    la vénération excessive des ancêtres fondateurs tu minimiseras
-    une anthropologie sans travail de recherche empirique tu ne feras point
-    vigilance empirique et métier tu mélangeras
-    par le culturalisme tu ne te laisseras point influencer
-    les fascinations exotiques ou les apitoiements paternalistes tu oublieras
-    empathique tu seras
-    compétent linguistiquement tu seras
-    les idéologies tu suspendras
-    le « coup du sens caché » tu éviteras
-    l’imputation émique abusive tu fuiras

Ce livre est à la fois ardu et savoureux. Ardu par les notions et les théorie qu’il mobilise, qu’il s’agisse de la trajectoire des concepts emic et etic, ou de l’influence des différentes théories qui peuvent gouverner l’interprétation : fonctionnalisme, phénoménologie, holisme, individualisme, marxisme, freudisme, mais aussi les différentes attitudes qui peuvent infléchir la lecture d’une réalité sociale : misérabilisme, populisme, domino-centrisme… Le chercheur est pris dans une episteme qui colorera malgré lui ou selon lui la double-herméneutique attendue de lui ; tout en sachant que l’interprétation ethnologique se distingue de l’herméneutique libre.  Il est également savoureux, dans la façon qu’il a de nous mettre en garde contre les pièges de la sur-interprétation. Nous ne saurions que conseiller la lecture des pastiches ou caricatures qu’il propose sous formes de quelques figures idéal-typiques. Tels les portraits de La Bruyère, les petites vignettes illustrent les divers pièges de la mauvaise interprétation, dans au moins un desquels les anthropologues sont certainement tous tombés…

De multiples questions émergent pourtant à sa lecture. Et heureusement, cela invite au débat et à la confrontation. Une incertitude qui apparaît porte sur le rapport qu’entretiennent anthropologie et phénoménologie. L’anthropologie n’est pas phénoménologique puisqu’elle fait appel à la raison et contient en elle un travail de transmission… pourtant, sa première strate n’est-elle pas phénoménologique, à savoir qu’elle fait réalité tangible du fruit de la conscience ou de l’expérience ? J-P. Olivier de Sardan pèse tout ceci, notamment en évoquant la différence entre l’anthropologie et les sciences "poppériennes" : l’anthropologie serait… "quasi poperienne" pour partie. Cette partie mériterait certainement un approfondissement. La seconde est celle de l’empathie, qui pour J-P. Olivier de Sardan reste la règle… Pourtant, celle-ci pose question, et peut-être aussi éventuellement considérée comme un élément susceptible de voiler les faits, en ajoutant un biais, d’autant plus si elle est surplombée par une attitude charitable. C’est un des postulats, ou une des lignes du décalogue qui paraît la plus discutable sans que cela ne semble faire débat pour l’auteur.

Ainsi, l’auteur parle de bricolage, d’ajustement, de régime de véridicité et de plausibilité. Il parle d’anthropologues qui sont aussi des hommes, des femmes, des citoyens, qui ont des affects, une subjectivité et un jeu du je, des croyances et des rattachements idéologiques. Bref, il donne sa place à l’anthropologue comme organisme vivant, tout en déjouant les pièges bien trop nombreux de la réflexivité à outrance. Il invite tout simplement celui qui interprète à mettre ces dimensions là en suspens, sans les stériliser, de manière à pouvoir valider avec la plus grande clarté possible les hypothèses heuristiques. Il invite aussi à "ne pas trop charger la barque" : le terrain ne peut pas être pour le chercheur tout à la fois : "aussi et en même temps une rédemption, une conversion, une révolution, une fusion, un salut ou une psychothérapie".

Jean-Pierre Olivier de Sardan en irritera peut-être certains par le portrait en creux de l’anthropologue qu’il dessine, un homme plus-que-juste dans son rapport à l’autre. Ce plus-que-juste pourrait être écrasant, et pourtant, il reste désarmant tant ce qu’il propose n’est pas un idéal.