Un essai sur la différence de perception des images transgressives, entre Moyen Âge et époque contemporaine.

Transgression, sexualité, animalité

Image et transgression au Moyen Âge commence avec une réflexion sur notre rapport contemporain aux images, un rapport nourri de transgression. Comme exemple de transgression, les auteurs   citent au premier chef les images qu’Oliviero Toscani a produites pour Benetton dans les années 1980 et 1990, une mère noire allaitant un enfant blanc ou un prêtre embrassant une none ; parce que “la transgression est le mélange, l’altération, le franchissement des catégories ; elle est l’événement qui donne de la visibilité à la mise en ordre du monde en même temps qu’elle est le baromètre le plus sensible de sa transformation”   . La thèse de ce livre est qu’aujourd’hui, c’est avant tout par les images que nous sommes confrontés à ce qui est négatif, interdit, immoral. Ce couple image-transgression serait une singularité de notre culture, à relativiser dans le temps et dans l’espace. Au Moyen Âge, il n’existe pratiquement pas de textes légiférant sur la décence des images, contrairement aux débats et aux sanctions légales que peuvent susciter aujourd’hui les images jugées transgressives. De plus, au Moyen Âge sont produites de nombreuses images de transgression dont la particularité est que les institutions garantes de l’ordre social en sont les commanditaires, par opposition à notre époque où une image transgressive se veut contestataire et est souvent le produit d’une contre-culture. Les institutions ordonnaient la production de ces images (de viol ou d’inceste par exemple) dans un but didactique, pour montrer ce qu’il ne fallait pas faire et affirmer, en creux, la norme et la morale. Les images de transgression médiévales concernent dans leur immense majorité la sexualité et l’animalité, c’est-à-dire principalement ce qui relève du corps. Dans une conception chrétienne du monde, où Dieu a créé des espèces bien définies, toute hybridation entre l’homme et l’animal entache la nature humaine, l’éloigne de sa ressemblance avec Dieu : “la dissemblance de la figure humaine vers la ressemblance animale, dans les images du Moyen Âge, exprime en une grande métaphore le viol du principe le plus sacré de la Création : la frontière entre les espèces”   . La transgression dans les images médiévales vient donc déranger les catégories, ce que les auteurs en viennent à appeler le “paradis catégorique” qui structure la pensée médiévale.


Espaces, limites, franchissements

La dense argumentation d’Image et transgression s’appuie sur des analyses d’exemples nombreuses et poussées. Les auteurs maîtrisent les codes de la page enluminée et en révèlent au lecteur les détails les plus significatifs. Dans une même page enluminée, plusieurs espaces se distinguent nettement les uns des autres : d’une part, l’espace central réservé au texte et à son illustration, d’autre part, l’espace marginal où se déploie en général la gamme des images transgressives, c’est là que se placent les images les plus crues ou les plus ironiques. Or, la transgression s’aggrave d’un cran lorsqu’un détail sacrilège migre dans l’espace sacré du centre de la page. Ainsi dans cette scène d’Annonce aux Bergers où un premier berger est tout absorbé par la révélation de la naissance du Christ tandis qu’un autre, derrière lui, joue éhontément de la chevrette, instrument à la connotation sexuelle et négative   . Le feuillet de manuscrit fournit en somme, avec ses différentes sections, un espace idéal de franchissement ou de non-franchissement des limites du décent (les différents niveaux de marginalité sont clairement synthétisés dans un schéma qui définit trois espaces, le sacré, le profane et l’ornemental   ). Les auteurs abordent ensuite, à partir d’exemples sur d’autres supports, comme le bas-relief par exemple, le cas d’images transgressives à nos yeux mais qui ne l’étaient pas pour le regard médiéval.

Vulve couronnée portée par trois phallus


Voici deux des exemples les plus étonnants, il s’agit d’une enseigne (une petite figure métallique portée sur les vêtements) et d’une broche de la fin XIVe ou du début XVe siècle. L’enseigne représente une vulve dotée d’un chapeau, de bras et de jambes. Dans la main droite, elle tient un bâton surmonté d’un phallus, dans la seconde un rosaire, aux pieds des sandales bien attachées… cette image n’a pas une signification pornographique, il s’agit d’une vulve pèlerine, à la fonction avant tout apotropaïque, c’est-à-dire censée protéger le pèlerin. Elle a également pour fonction d’assurer la fertilité de celui ou celle qui la porte. La broche, tout aussi étonnante, représente trois phallus dotés de bras et de jambes, qui portent en procession une vulve couronnée ! Ces objets avaient trois fonctions (fertilité, protection et comique) nous rappellent les auteurs, “oubliées” par le regard contemporain. Vient ensuite, dans un second temps, à partir du constat du décalage entre regard médiéval et regard contemporain sur un même objet, une analyse passionnante de la responsabilité de l’Église dans la naissance de la perception pornographique des images représentant le/les sexe(s). Tout en parodiant les codes religieux (pèlerinage, procession, …), l’enseigne et la broche citées plus haut réutilisent les formes du sacré officiel à des fins protectrices, ce qui n’exclut pas, bien sûr, leur éventuel caractère comique et/ou obscène, mais pas pornographique. Ce n’est qu’à partir du XVe siècle que l’institution ecclésiale exprime de plus en plus un rejet de ce type d’images, auparavant tolérées. Un grand théologien comme Jean Gerson (1363-1429) par exemple, dénonce avec vigueur le manque de pudeur des images anciennes. Ainsi, l’image se trouve progressivement réduite à la seule dimension érotique, un phénomène qui allait prendre de l’ampleur au début de l’époque moderne : “La morale sexuelle fut une des armes favorites dans la compétition engagée entre catholiques et protestants. En intensifiant le poids des interdits relatifs au sexe – y compris la contemplation d’images ou la lecture -, les Églises ont donné au sexe une importance psychologique nouvelle”   . Les auteurs concentrent ainsi leur étude sur les images qui vont du XIIIe, siècle d’un incroyable essor de la production d’images dans une relative absence de cadres restrictifs, au XVIe donc, siècle de codification et de raidissement idéologique.


Le cinéma, ou la vertu de la comparaison

Dans Image et transgression au Moyen Âge, le va-et-vient est constant entre images médiévales et images contemporaines. Le fait que les deux (image+transgression) soient si évidemment liés dans l’art contemporain (c’est d’ailleurs l’objet de la conclusion) rend les comparaisons immédiatement efficaces, comme si l’évidence de ce qui était dit sur les images contemporaines accélérait la compréhension de ce qu’il faut, au contraire, redécouvrir avec des yeux neufs du sens des images médiévales. De même que le type de supports médiévaux abordé est varié (enluminure, bas-relief, petits objets sculptés), les supports contemporains évoqués sont multiples (publicité, art, cinéma). C’est dans cette dernière catégorie - le cinéma - que les exemples “fonctionnent” le mieux ; on comprend la différence abyssale, entre Moyen Âge et aujourd’hui, dans la représentation des “mauvais rapports sexuels” en déchiffrant l’enluminure du bon coït face à celle de l’inceste ou de l’adultère (où les pécheurs sont clairement punis) avec à l’esprit Le Dernier Tango à Paris (Bertolucci 1972), Intimacy (Chéreau 2001), ou Irréversible (Noé 2002) : d’une part, “la violation des codes de bienséance est un moteur fondamental de la création artistique” de notre époque, tandis que d’autre part, “les images de transgression médiévales sont la réaffirmation immédiate du bon comportement”   . L’image du négatif, de l’interdit est encadrée au Moyen Âge, elle intègre la dimension morale, le jugement, au moment même où elle donne à voir l’acte ou la situation répréhensible.