Comte s'inspire de la biologie et de la médecine pour élaborer une sociologie capable de prescrire une politique de la santé destinée à l'humanité.

Jean-François Braunstein est professeur de philosophie contemporaine à la Sorbonne et secrétaire de la Maison d'Auguste Comte. Incarnant sans ambiguïté le XIX siècle, Comte influence-t-il encore la pensée contemporaine et que retenir d'un philosophe qui désirait pratiquer intellectuellement (et socialement) un culte des morts comme il avait célébré celui de son égérie idéalisée, Clotilde de Vaux, et dont la disparition avait infléchi le contenu même de son oeuvre ? Faut-il penser avec R. Aron que la politique scientifique élaborée par Comte comporte une dimension totalitaire, non sans parenté avec le marxisme, parce qu'elle prétend fonder une religion "positive" de l'Humanité, destinée à faire dominer les "instincts sympathiques", l'altruisme, en se référant non pas au Christ mais à une sociologie scientifique normative et prescriptive plus que descriptive?

Ce n'est pas l'un des seuls ni des moindres paradoxes de cette pensée comtienne, comme en témoigne l'ouvrage de Jean-François Braunstein, La philosophie de la médecine, qui aborde plus précisément le rapport entre sociologie et biologie, sociologie et médecine, et discute de la classification des sciences proposée par Comte : hiérarchisation et systématisation qui font de lui un précurseur de l'histoire des sciences, dont la chaire fut créée au Collège de France en 1872 mais occupée par un "disciple", Lafitte.

Philosophe éminemment contradictoire, quasiment, dont l'oeuvre reflète tout autant une volonté scientifique et "positive", au sens consacré par Comte lui-même, qu'une propension à spiritualiser les enjeux scientifiques. La classification des sciences, pratiquée par Comte, si elle n'emprunte rien à la méthode ni à la métaphysique cartésiennes – préoccupée par la nécessité d'unifier philosophiquement les sciences – aboutit à l'idée d'une science reine, la sociologie, dont la vocation scientifique fait l'objet d'une reprise philosophique et, enfin, d'une "interprétation" religieuse. Ainsi, dans le comtisme, selon Jean-François Braunstein, l'on pourrait repérer l'expression inattendue d'un "post-positivisme", un mélange surprenant de science et de religion, dont le XIX siècle serait d'ailleurs friand. Se voulant "Grand Pontife" de l'Humanité, Comte ne traduit-il pas là sa propre folie, dont le suspectèrent ses contemporains comme ses successeurs, à juste titre, si l'on en croit sa correspondance ? Il faut garder à l'esprit que la philosophie comtienne revendique dans la première partie de l'oeuvre, en particulier, l'âge positif, supposé avoir dépassé les âges théologiques et métaphysiques mais qu'elle souscrit finalement à une philosophie de l'histoire continuiste : Comte pense fondamentalement que les morts instruisent les vivants et que la tradition l'emporte en valeur sur toute forme de rupture et de révolution, idée reprise, d'après Jean-François Braunstein, par Ch. Maurras, et qui signe le conservatisme politique de Comte.

Quoi qu'il en soit, faire le détour par la biologie et par la médecine s'avère nécessaire pour saisir l'ampleur du projet biocratique comtien, aboutissement du système, incarné par la "régénération sociale", appelée de tous ses voeux par le philosophe. En effet, le rapport de la sociologie à la biologie et à la médecine se révèle déterminant si l'on veut comprendre les conséquences ultimes de la pensée de Comte. Quel est le statut de la sociologie ? Sans rapport, d'ores et déjà, avec les caractéristiques de la sociologie contemporaine, dont elle aurait refusé la dimension quantitative, voire statistique. Comte dénonce avec fermeté les tentatives de Condorcet pour produire une "mathématique sociale", un calcul des probabilités appliqué au social. Il rejette tout autant la réduction de la sociologie à un modèle physiologique pur, et vise par là l'Idéologue Cabanis et Saint-Simon par ailleurs. Pas de sociologie animale ni de l'animal, pourrait-on dire, et pourtant Comte ne se prive pas, comme l'indique l'auteur, de réfléchir sur le traitement des espèces animales, dans la perspective d'une société régénérée moralement... Ainsi, que penser du modèle biologique dans la constitution de la sociologie ?

Jean-François Braunstein affirme que la conception de Comte n'a rien d'organiciste, mais son argumentation tend cependant à faire parler le concept d'organisation ; les idées de totalité, de régulation, d'harmonie spontanée au sein de l'organisme, renseignent sur le fonctionnement social : " Il existe les mêmes niveaux de complexité dans le vivant et dans la société, et c'est sur ce point qu'il existe une "similitude essentielle" entre organisme vivant et organisme social". Il est vrai que l'analogie s'arrête là puisque la société se décompose là où le vivant meurt de son morcellement. La pensée de Comte, à nouveau, manifeste une forme d'oscillation : il accorde à Lamarck d'avoir mentionné et signifié l'influence du milieu sur le vivant mais lui refuse l'idée d'un déterminisme absolu ; il prend parti contre lui à travers Blainville, Cuvier et Bichat pour réhabiliter un certain vitalisme, dans la 43ème Leçon du Cours de philosophie positive. En bref, l'étude des êtres vivants constitue un prélude pour la conception de la société elle-même : l'enjeu est en effet de mesurer les possibilités de transformation de la société, son acheminement vers le progrès, son retentissement sur le milieu et inversement. Pas de politique sans support scientifique, par conséquent.

Dans ces conditions, quelle place réserver à la médecine dans l'effort de constitution de la sociologie comtienne ? L'originalité de Comte éclate dans les considérations qu'il introduit sur l'irréductibilité de la médecine à la biologie ; si les biologistes ont en effet affaire à la théorie et représentent authentiquement l'esprit positif, les médecins, ces "dignes praticiens" - tout confrontés qu'ils soient à l'art médical, plus incertain - sont finalement en position de force. Menacés par le réductionnisme matérialiste, ils "seront nécessairement conduits à transformer leur office en sacerdoce, en y comprenant le moral autant, et même plus, que le physique" (Lettre à Audiffrent du 1er novembre 1855, Correspondance Tome VIII). Enoncé éloquent en ce qu'il souligne tout ensemble l'origine sociale des maladies, l'importance décisive de l'affectivité et, enfin, le lien privilégié entre le corps et le psychisme, conception holiste reprise par Canguilhem, en l'occurrence. La valorisation d'une médecine "synthétique", attentive aux effets psychologiques produits par le cerveau, entraîne le lecteur vers le constat déjà entrevu : Comte emprunte à Gall ses conceptions phrénologiques (quasi "scientistes") mais fait du cerveau un organe "spirituel", socialisé, destiné à mettre en relation les vivants et les morts. On voit par là que la même tension, le même type de paradoxe, infiltrent une pensée traversée respectivement par l'exigence de rigueur scientifique et par la représentation (quasi mythique) d'une sociologie et d'une philosophie du cerveau. C'est ce qui explique, ainsi, le basculement de la réflexion comtienne dans l'utopie, scientifique et positive, faut-il le préciser ?, et loin de tout messianisme politique. Freud présentait le meurtre du père, au fondement de la culture, comme un mythe scientifique comportant une valeur heuristique ; Comte, à son tour, ne signale-t-il pas la fonction de synthèse, d'anticipation, des hypothèses scientifiques risquées ? Mais prétendre que les vaches, en devenant carnivores, développeront leur intelligence, se "socialiseront" et seront peut-être admises dans le "Grand Etre", que la vierge mère deviendra réalité lorsque la procréation sera exclusivement féminine (sans intervention de l'homme), voilà qui a fait sourire Flaubert dans Bouvard et Pécuchet nous apprend Jean-François Braunstein.

On retient donc de la lecture de La philosophie de la médecine d'Auguste Comte un éclairage sur le fondateur du positivisme, interprète de sa propre folie, comme il le prétendait lui-même, ayant repéré les insuffisances naissantes de la psychiatrie, dans le recours univoque à la matérialité du cerveau.Une pensée qui peut donc surprendre un lecteur peu averti, mais qui signifie combien un système attaché à fonder une sociologie plus philosophique que scientifique, somme toute, capable de "soigner" le corps social et de le réorganiser, de produire une religion de l'Humanité, donne à penser. Sociologie positive dans laquelle les sociologues contemporains, assurément, ne se reconnaîtraient pas. C'est la religion sociocratique qui reste dans les mémoires.