L'attention portée aux nouvelles formes de contrôle du travail ne devrait pas nous dissuader de nous intéresser au potentiel de puissance que celui renferme.

Philippe Zarifian   vient de publier un nouveau livre, sous la forme d’un recueil de textes rédigés, ces dernières années, au fil de ses enquêtes dans de grandes entreprises (Danone, mais surtout France Télécom et La Poste), où il explicite les hypothèses qui permettent de concevoir le modèle de la compétence auquel il a consacré plusieurs livres.

Le travail, explique-t-il, n’existe que comme tension entre une puissance d’action et de pensée que l’on trouve chez les individus et les formes de son contrôle. On a beaucoup écrit sur les transformations qu’ont connues le travail et son organisation dans la période récente. Mais l’auteur montre que les évolutions du travail doivent être renvoyées à la puissance d’action et de pensée des salariés et à la manière dont celle-ci se trouve orientée, canalisée, limitée, voire brisée par les modalités de son contrôle. On risque de passer d’autant plus facilement à côté de ce potentiel de puissance que le premier constat qu’il faut faire est celui d’un désajustement entre les formes que prend aujourd’hui le contrôle et la réalité concrète du travail (désormais bien établi par la sociologie du travail). Cette tension n’est alors plus perceptible. C’est le thème du premier chapitre, très réussi, qui décrit les différents modèles de productivité – événementielle, de placement, taylorienne, de service, de l’innovation et marketing – en vigueur au sein d’une même entreprise. “La puissance de pensée et d’action, investie dans le travail, doit tenir et affronter ces tensions entre travaux différenciés.”   .

Cette puissance productive, si on veut la caractériser, s’exprime aujourd’hui principalement sous la forme d’une communication orientée vers une compréhension intersubjective (par exemple entre commerciaux et techniciens, même si on ne peut pas exclure qu’elle puisse procéder dans certains cas d’une réflexion solitaire). Elle appelle un renforcement de la coopération au travail et la constitution de communautés d’action si possible élargies aux publics destinataires du service produit, sur le mode de ce qu’ont pu constituer, un temps, les communautés de métier.

Pour autant qu’on veuille bien lui prêter attention (et plus particulièrement à ses variations), on verra, dans bien des cas, cette puissance de pensée et d’action déborder les formes de contrôle du travail qui se sont mises en place. En particulier, sous l’effet de l’affrontement à des événements imprévus d’une part, et de l’orientation de service d’autre part (le lecteur familier des travaux de Philippe Zarifian y reconnaîtra ses thèmes de prédilection), qui, en se généralisant, transforment fondamentalement le cadre dans lequel le salarié inscrit son action. Car la puissance de pensée et d’action des individus varie au gré des évolutions économiques et sociales, soit des rapports sociaux (qui ne se limitent pas au rapport salarial capitaliste). Et on pourra alors examiner à quelles conditions cette tension pourrait baisser d‘intensité : en canalisant cette puissance sans l’étouffer et en laissant s’épanouir le sens du travail.

L’auteur pousse ensuite l’analyse au niveau intrasubjectif, en cherchant à cerner la manière dont l’individu est affecté à la fois par les évolutions des formes de contrôle et celles du cadre d’action. La négation de l’activité de travail qui est patente dans certaines formes que prend aujourd’hui le contrôle (notamment à travers la généralisation d’objectifs de vente à court terme) provoque des pertes de sens qui entraînent des atteintes à la santé des salariés (ce que la presse nous confirme désormais, malheureusement, très régulièrement en nous rapportant quelques-uns des cas les plus graves). Mais elle suscite également des contre-effectuations, détournements et inventions (en particulier autour de la notion de service aux clients), plus ou moins réussies, de la part de salariés qui se protègent par ce moyen de la perte d’estime de soi (c’est le thème du chapitre huit, lui aussi particulièrement bienvenu).

L’auteur pense cet engagement de la subjectivité au travail en termes d’affects, en se référant à l’Éthique de Spinoza. Ceux-ci apparaissent et disparaissent au gré des fluctuations des milieux de travail, explique-t-il. Certains d’entre eux sont négatifs (comme la peur et l’irrespect par exemple), ils manifestent une diminution de la puissance de pensée et d’action et traduisent, s’ils prédominent, une décomposition du milieu de travail, d’autres (comme la bienveillance) sont positifs au contraire et “potentiellement reconstructeurs”. On retrouve ici l’importance des communautés de métier : “tout individu est soumis en permanence aux affections nées des relations avec d’autres personnes […]. Lorsque le milieu social est solide […], les fluctuations gardent un caractère impersonnel et n’empêchent pas que s’exprime la stabilité de ce milieu.”   .

La compétence, explique l’auteur pour finir, est le moyen de nouer tous ces fils : de reconnaître la puissance de pensée et d’action, en valorisant l’initiative, la responsabilité et le souci d’autrui, la contre-effectuation sensée de l’événement et l’individualité.

Si l’engagement subjectif des salariés est sollicité, c’est parce qu’il est désormais nécessaire   , face à des situations de travail, chargées d’événements et de nouveautés et de plus en plus complexes et diversifiées. En contrepartie, cela ouvre pour les salariés des possibilités de se réaliser au travail (d’engager leur puissance de pensée et d’action) à un autre niveau d’intensité et de force que dans les situations traditionnelles. Des compromis devraient ainsi pouvoir être passés entre les salariés (et les organisations syndicales, trop absentes sur ces questions), les directions d’entreprise et les publics pour lesquels ils travaillent. Ce serait le moyen de sortir par le haut en quelque sorte de cette tension entre puissance et contrôle, dont on peut se demander si elle n’est pas en train de nous précipiter tout en bas. Mais le fait est qu’on n’en voit pas beaucoup d’exemples…

Malgré le travail d’articulation auquel s’est livré l’auteur, la construction de ce livre par assemblage de textes rédigés indépendamment (dont plusieurs particulièrement réussis) rend plus difficile la compréhension de toutes ses subtilités. Le lecteur est cependant payé de ses efforts, car, au final, l’ouvrage est extrêmement stimulant.