Une critique radicale d'une approche darwiniste dans les sciences sociales.

Quel est le rapport entre les sciences de la vie et les sciences sociales ? L'une comme l'autre cherchent à comprendre l'humaine nature individuelle et sociale. Au cours du temps, une question est devenue plus intense dans le champ des sciences de la vie : le darwinisme peut-il expliquer ce qui se passe dans l'univers psychique (pensée, croyance, etc.) et dans le monde social (moeurs, culture, etc.) ? Ainsi apparurent et se développèrent le darwinisme social et la sociobiologie qui cherchèrent, chacun avec leurs spécificités, à dévoiler les lois communes de l'évolution biologique et socio-culturelle chez n'importe quel être vivant. Hors de ce champ, la question se posait également avec des ressemblances mais aussi avec des distinctions conceptuelles et théoriques.

 

Des naturalismes néo-darwiniens

 

Dominique Guillo distingue deux modèles au sein des sciences sociales qui s'appuient sur les sciences de la vie pour expliquer le social et le culturel. Le premier constitue un modèle dit naturaliste réductionniste néo-darwinien qui considère que le fait biologique est premier et que c'est à l'aune de ce modèle de référence que doivent être pensé et expliqué indistinctement les sciences sociales et les sciences de la vie. Ce modèle « considère que les conduites et les croyances sociales et culturelles sont, tout comme les traits organiques (…), sous le contrôle de mécanismes et d'entités biologiques – aujourd'hui, les gènes  "   . Nous y trouvons la sociobiologie (E.O. Wilson, D.P. Barash, T. Crippen, etc.), la psychologie évolutionniste (J. Barkow, J. Tooby, L. Cosmides, S. Pinker, etc.), l'anthropologie cognitive (P. Boyer, D. Sperber, D. Medin, S. Atran, etc.). Le second forme un modèle dit naturaliste analogique néo-darwinien qui estime "qu'il existe tant de ressemblances entre les corps vivants et les groupes sociaux que les théories de l'organisme développées dans le cadre des sciences de la vie peuvent permettre de bâtir une théorie scientifique de la société  "   . La société est assimilée à un organisme vivant et peut donc s'étudier comme si l'on examinait n'importe quel groupe d'espèces en interaction dans la sphère écologique. C'est sur ce modèle que l'éthologue Richard Dawkin a forgé le concept de "mème  "   . Selon cette théorie, "la culture est composée d'entités élémentaires [les mèmes] dont les effectifs dans les populations humaines évolueraient selon des mécanismes généraux identiques à ceux qui commandent l'évolution des effectifs des gènes – plus précisément des allèles – dans les populations biologiques  "   . Les principaux utilisateurs de ce mode explicatif sont, outre Dawkin, des généticiens des populations et des épidémiologistes (L.L. Cavalli-Sfora, M.W. Feldman, R. Boyd, P.J. Richerson, etc.), des philosophes (J. Dennett, etc.), des psychologues (S. Blackmore, etc.), des anthropologues (R. Aunger, W.H. Durham, etc.), des sociologues (W.G. Runciman, etc.),...

 

Dominique Guillo note que les débats sont actuellement très vifs entre défenseurs de ces modèles respectifs. C'est sur le modèle naturaliste analogique néo-darwinien, postulant une l'analogie, une ressemblance commune, entre évolution biologique et dynamique sociale que l'auteur nous propose d'analyser trois principales problématiques liées à la mémétique : le concept de réplicateur, le concept de sélection et l'hypothèse généalogique.

 

La mémétique et l'analogie

 

D'après les méméticiens, "l'évolution doit être considérée comme un processus d'une extension très générale, que l'on peut trouver ailleurs qu'en biologie  "   . Ils définissent ce processus comme une dynamique de réplicateurs, c'est-à dire comme une dynamique d' "unités d'information qui ont la faculté de produire des copies fidèles d'elles-mêmes à partir des ressources matérielles fournies par leur milieu  "   . En mutant, ces unités engendrent de nouvelles variantes de réplicateurs à haute valeur d'adaptation et d'apprentissage, via leur capacité de transmission/sélection et de diffusion d'information. En rentrant en compétition avec les réplicateurs originaux, ces unités mutantes deviennent progressivement dominantes, avant que n'arrivent de nouvelles mutations remettant en jeu l'avenir de celles-ci. Ainsi "les populations de réplicateurs évolueraient continûment sous l'effet de ce mécanisme de sélection par reproduction différentielle  "   .

 

Les réplicateurs ne sont pas tous de type biologique, comme par exemple les gènes. Il existerait des réplicateurs culturels. A la sélection biologique serait venu s'ajouter une sélection culturelle. Les associations de gènes (ou génotypes) ont pour pendant les associations de mèmes (ou méméplexes ou mémotypes complexes), comme les religions, les techniques, etc. A ce stade, la culture est considérée pour les méméticiens comme "la collection concrète des unités d'information qui sont présentes dans la tête des différents individus d'une même société ou d'un même groupe social  "   indépendamment des gènes (donc hors modèle naturaliste réductionniste néo-darwinien). L'évolution culturelle aurait sa dynamique propre (réplication, mutation, sélection, adaptation, spéciation, mode de diffusion et de transmission, etc.) analogue à l'évolution biologique. Il s'agirait pour le mème de "parvenir à se répliquer dans les esprits d'une population davantage que ses concurrents  "   , c'est-à-dire pour une idée mutante, par exemple, à être dominante, d'avoir le monopole influent dans un groupe social et voir ses concurrents disparaître. Ainsi le même assurera-t-il sa survie sous la contrainte non négligeable de fluctuations aléatoires, de dérives, de mouvements migratoires et du fractionnement de cette populations. Enfin, pour les méméticiens "l'arbre généalogique des cultures se serait formé suivant un mécanisme analogue à celui de l'arbre généalogique des espèces biologiques  "   . Au final, l'homme serait le produit de deux acteurs fondamentaux, l'un biologique (les gènes) l'autre culturel (les mèmes). .

 

Une boite noire

 

Séduisante, l'analogie naturaliste "peine à convaincre qu'elle peut donner des fondements parfaitement solides et originaux à la théorie de la culture  "   . Dominique Guillo pense que le concept de réplicateur culturel (mème) est ambiguë et flou, "[recouvrant] une réalité quelque peu mystérieuse [n'ayant] pas un degré de précision suffisant pour servir de point d'appui à un modèle tout à fait solide et fécond  "   . S'il existe des réplicateurs culturels (mèmes) semblables aux réplicateurs biologiques (gènes), "il faut donc caractériser avec précision les phénomènes de communication culturelle dont on peut considérer qu'ils sont des mécanismes de réplication d'une information  "   .

 

La question des mécanismes d'acquisition de l'information (transmission sociale) pose problème : est-ce par imitation, par contagion, par renforcement local, par conditionnement pavlovien ou skinnerien, par phénomène d'empreinte, par croyance, par observation ? Mais aussi, de quoi sont-ils faits ? Les mèmes sont-ils des entités idéelles ou matérielles ? Est-ce des idées, des pratiques, des savoir-faires, des comportements, des représentations, des croyances, des unités sémantiques ou syntaxiques ? Existe-t-il un équivalent dans les sciences sociales à la loi dite de Hardy-Weinberg, présente dans les sciences de la vie, concernant la reproduction et la réplication des gènes ? Sachant que "dans le cas général, la réplication d'un gène implique la reproduction de l'individu qui le porte [alors que] pour qu'un trait culturel se réplique, il n'est pas nécessaire que l'individu qui le porte produise un autre individu  "   . Existerait-il aussi des lignées (généalogie) d'idées et de pratiques culturelles comme il existe des lignées d'espèces vivantes ? La figure de buisson a peu à voir avec la figure de l'arbre.

 

Le risque de cette orientation darwinienne, quand elle ne glisse pas dans la métaphysique et le spiritualisme New Age est de voir "le concept de même et, plus largement, la mémétique, [apparaître] comme le résultat d'un simple transfert du lexique biologique dans le domaine de la culture  "   . En France il s'est constituée en 2001 la Société Francophone de Mémétique, co-fondée par Pascal Jouxtel, un ingénieur en aéronautique et automaticien, qui "s'est orienté vers le marketing et la sociologie des organisations. Il est actuellement consultant chez Eurogroup dont une des spécialités est le levier comportemental de la performance durable des grandes entreprises, domaine sur lesquels il porte un regard d'évolutionniste"   .  L'ouvrage de Dominique Guillo porte avec justesse la critique sur un certain nombre de points faibles de la mémétique. Gageons que d'autres scientifiques viendront compléter sa démarche qui constitue une référence incontournable sur le sujet   .