L'ouvrage de Gary Lachman permet d'avoir un accès plus sûr à la vie et à la figure de Rudolf Steiner, l'influent fondateur de l'anthroposophie.

On dit de Rudolf Steiner qu’il est "le secret le mieux gardé du siècle", tant son travail et sa pensée sont peu connus du grand public. On peut même dire que son nom est associé à un certain charlatanisme, un jargon ésotérique incompréhensible, voire sectaire et dangereux. Comment démêler cet imbroglio complexe tout en gardant une approche critique envers l’homme ? C’est le parti pris de cette biographie fouillée, qui tente de présenter de façon attrayante et simple une pensée profonde et complexe. En effet, la parution en français de l’ouvrage de Gary Lachman, auteur déjà de nombreux livres sur l’occultisme, écrivain à succès, journaliste, mais aussi chanteur de rock et fondateur du groupe Blondie, permet enfin d’avoir un accès plus sûr à la vie et à la figure de Rudolf Steiner - l’un des penseurs parmi les plus influents de ce siècle – et cela hors du cercle éditorial habituel, et plutôt confidentiel des éditions anthroposophiques, ou encore des hagiographies complaisantes de ses adeptes. Il existe déjà d’autres travaux intéressants, comme ceux de Rihouet-Coroze   ou encore de Johannes Hemleben, mais ils sont parfois difficiles pour ceux qui n’ont aucune idée précise sur le personnage.

Il est difficile de résumer en quelques mots qui est Rudolf Steiner (1861-1925) et ce qu’il a fait. Voilà une courte esquisse élaborée à partir du texte de Lachman : il est le fondateur d’une discipline, l’anthroposophie, qui se présente comme une science de l’esprit active dans tous les domaines de la connaissance ; elle est selon son créateur une science universelle de l’esprit qui "conduit l’homme à la conscience de sa propre humanité". L’anthroposophie n’est pas une secte, ni une religion, mais un mouvement de pensée critique et dynamique, qui s’est formé durant les riches heures de ce siècle et sous l’impulsion d’œuvres diverses (Goethe, Kant, la théosophie, Nietzsche,…). À travers l’étude et l’observation empirique de l’esprit humain et au bénéfice d’une personnalité extrêmement sensible aux phénomènes spirituels, Rudolf Steiner est parvenu à une connaissance du monde suprasensible et de la nature humaine qui l’a conduit à repenser la tâche actuelle de l’homme dans de nombreuses branches du savoir humain. L’homme est un être profondément créatif, avec un pouvoir de connaissance illimité, le problème étant qu’il ignore, qu’ "il n’a pas conscience de sa nature spirituelle"   , qui lui ouvrirait les portes d’un monde nouveau de connaissance. L’homme est un être actif dont la conscience n’est pas un réceptacle passif de phénomène, mais une activité incessante d’imagination et de pensée. Cette dimension centrale de l’activité et du développement de la conscience sera l’un des axes fondamentaux de l’enseignement anthroposophique de Steiner.

La vie de Rudolf Steiner est un roman à elle seule, complexe, riche en détails et en rebondissements qui apparaissent difficiles à saisir le temps d’un court volume comme celui-ci   . Ajouté à cela, la relative confidentialité du personnage, ou en tous les cas le voile d’obscurité qui entoure son travail, exigeait la publication d’un texte introductif, qui prendrait le parti explicatif le plus clair possible, à destination d’un public non initié soucieux de se confronter à l’une des trajectoires les plus passionnantes de ce siècle. La vie de Rudolf Steiner est parsemée de rencontres intellectuelles et spirituelles édifiantes (Nietzsche, l’écrivain russe Andreij Biély, l’occultiste Anie Besant l’une des fondatrices de la société théosophique, …), son travail a influencé des hommes de tout bord, a donné des impulsions décisives dans de nombreux domaines (pédagogie, médecine, agriculture, architecture). On ne compte désormais plus la vaste constellation de domaines influencés, de près ou de loin, par l’approche anthroposophique.

Le livre démarre avec une préface un peu molle de l’écrivaine Nancy Houston qui raconte son enthousiasme lors de ses années à l’école Steiner et se poursuit avec une courte introduction de l’auteur qui relate sa rencontre avec l’œuvre de Steiner, en insistant sur les points essentiels qui l’ont attiré vers l’étude des textes du maître autrichien mais aussi tous les éléments qui l’ont rebuté et qui viennent un peu rassurer les lecteurs inquiet de l’hermétisme des textes de Steiner. Intéressé par l’expressionnisme allemand, notre auteur avait découvert dans un livre d’architecture une photo du premier Goetheanum (le premier bâtiment construit pour héberger le siège de la société anthroposophique). Il fut fasciné par "ses formes organiques, fluides, ses courbes étranges", qui le menèrent droit aux œuvres de Steiner, qu’il commença à lire, parfois avec peine - il critique parfois son style pesant - mais auquel il reviendra toujours et qui nourrira son travail.



Cette biographie, écrite très simplement vient adopter un parti pris rationnel, cherchant toujours à présenter les pages les plus compliquées de sa philosophie occulte avec raison et esprit critique, évitant ainsi le piège de l’ode au maître, ou encore du prosélytisme naïf. Il est résolument impossible ici de résumer pleinement la vie de Rudolf Steiner, sans en effacer les pages les plus intéressantes. Disons quelques mots du parti pris du texte qui devrait intéresser le lecteur. La biographie suit ici de manière linéaire tous les épisodes importants de la vie de Steiner, essayant à chaque fois de saisir le contexte intellectuel de l’époque et son influence sur les décisions et les prises de position de Steiner. L’auteur étant philosophe, on est à chaque fois surpris de l’aisance avec laquelle il parvient à résumer des choses difficiles et peu claires comme l’évolution de la conscience à travers les âges, les cycles karmiques, ou encore la théorie de la tripartition, sans jamais se montrer ennuyeux.


Le parcours intellectuel de Steiner

L’une des originalités du livre réside dans le fait qu’il vient véritablement mettre en lumière la pensée de Steiner, sa philosophie, dans ses moindres détails. Le personnage est ainsi présenté comme "un homme universel, un penseur inventif, et l’un des derniers à appliquer sa considérable puissance d’esprit et ses remarquables capacités d’intuition à l’éventail tout entier des expériences humaines"   . Avant d’en venir à la philosophie occulte, Steiner a fait ses premiers pas dans la philosophie académique, et le livre y consacre quelques pages intéressantes. Steiner fut très rapidement déçu par la philosophie de Kant très en vogue à son époque. Venant affirmer par la voie d’une recherche a priori sur la raison, l’impossibilité de toute connaissance du monde extérieur ("monde nouménal"), Kant marque la limitation propre à toute connaissance humaine, l’homme ne peut connaître que ce que les limites du filtre de sa raison lui propose, l’examen a priori des possibilités de la connaissance vient marquer une limite claire quant à ce que l’esprit peut connaître du monde extérieur. Contre ce postulat restrictif et insupportable à ses yeux, Steiner affirme le caractère infini de l’activité spirituelle humaine, tout comme l’idée qu’il existe un monde au-delà de la cognition (le supra-sensible), et surtout de l’activité de la pensée, et son constant besoin de dépassement par l’homme, à laquelle il a dédié un fastidieux travail d’analyse   , . Venant s’opposer à un monde dans lequel le matérialisme comme tendance intellectuelle dominait (détermination du monde matériel sur les comportements et le caractère humain, déni de l’existence du moi), Steiner propose de donner un accès pour la conscience au monde spirituel et à la liberté qui en découle. Reprendre la maîtrise sur le moi comme "réalité spirituelle irréductible" dont la science de l’époque voulait ignorer l’existence, en en faisant une "scène vide sur laquelle se jouent des conflits entre différents acteur incontournables"   nous explique Lachman, faisait de Steiner un penseur plutôt isolé dans les premiers temps. Mais le succès progressif de ses conférences, ainsi que sa visibilité et sa renommée s’accentuèrent lorsqu’il dirigea la section allemande de la société théosophique. Steiner était probablement un orateur passionnant, une "forte personnalité charismatique", dont le rayonnement allait le conduire à se détacher de la théosophie pour mener sa propre voie, fonder son propre mouvement spirituel.



L’autre figure essentielle qui va profondément influencer la pensée de Steiner sera celle de Goethe, puisque Steiner s’occupera de ses archives à Weimar. Les écrits scientifiques de Goethe (auxquels on ne prêtait jusque-là que peu d’intérêt), qu'il a édités, notamment son travail sur les couleurs ou encore sur les plantes, procureront à Steiner des bases pour sa science de l’esprit. L’idée d’une Urplantz chez Goethe, qui signifie ici la recherche d’un archétype de la plante duquel toutes les plantes seraient issues, par une technique reconstitutive d’imagination créatrice (la vérité se forme dans la relation entre un dehors et un dedans, la conscience forge et forme par son activité le monde extérieur qui ne peut exister sans un for intérieur préalable) a orienté Steiner vers une meilleure compréhension des pouvoirs de l’esprit, qui peuvent légitimement revendiquer non seulement une liberté totale (largement démontré dans le livre La Philosophie de l’esprit), mais encore une sorte de prise de conscience fondamentale de notre force créatrice. Plus tard Steiner développera dans un de ses premiers livres ésotériques Comment acquérir des connaissances sur les mondes supérieurs ou l’Initiation des exercices pratiques permettant à chacun de développer une science et des connaissances spirituelles.


La société anthroposophique

La société anthroposophique est fondée en 1913 suite à la rupture de Steiner d’avec la théosophie, un mouvement spirituel très en vogue à l’époque (à propos de laquelle l’espace manque pour décrire en détail son influence sur des nombreux intellectuels). Dans sa biographie, Gary Lachman décrit très bien les raisons objectives de cette séparation. Même si Steiner propose des rapprochements décisifs avec la tradition orientale (l’anthroposophie repose sur une version très élaborée de la Réincarnation), il n’en garde pas moins une place essentielle pour la présence du Christ dans sa cosmologie. La rupture avec la société théosophique coïncide avec la croissance de la popularité de Steiner. Celui-ci, en quête d’un espace où installer sa communauté nouvelle s’installe à Dornach où il fait construire un premier espace d’accueil en 1915 pour sa nouvelle communauté, qu’il intitule en hommage à Goethe, le Goetheanum. Ce bâtiment d’architecture expressionniste ou en tous les cas inspiré par les théories qu’il avait lui-même élaborées sur l’architecture, nécessita un investissement de force humaine considérable pour un édifice étonnant et original, qui brûla suite à un incendie criminel quelques années plus tard. Reconstruit en 1928, il est aujourd’hui toujours le lieu de résidence de la société anthroposophique universelle.

La biographie consacre sa dernière courte partie à l’héritage de Steiner, que l’on peut observer aujourd’hui autour de deux grands pôles, les écoles Steiner-Waldorf et la biodynamie (technique d’agriculture inventée par Steiner). Si de nos jours l’anthroposophie reste malgré certains succès probants (dans le domaine de la socio-pédagogie en particulier) sujette à controverse, on peut déplorer le fait que le livre n’aborde pas de façon critique certains sujets délicats, préférant consacrer son effort en direction d’une biographie intellectuelle plutôt qu’à un ouvrage technique et critique. Le livre ne présente pas vraiment un bilan critique de l’anthroposophie, mais cherche plutôt à décrire les voies suivies. L’auteur se définit ainsi comme sympathisant du mouvement anthroposophe, non sans maintenir une certaine distance par rapport à celui-ci. Ainsi, cette biographie lumineuse permet de se faire non seulement une idée générale de tous les domaines abordés par Steiner, mais aussi de redécouvrir un philosophe critique qui défendait une philosophie axée essentiellement sur la découverte initiatique de l’activité de la pensée (de l’esprit) comme liberté fondamentale, contre Spinoza, Kant et les autres systèmes abstraits qui le précèdent