A la suite du sulfureux personnage d’Alcibiade, Claude Mossé nous entraîne dans les intrigues politiques d’une Athènes « fin de siècle ».

La collection « L’Histoire comme un roman » des éditions Larousse présente des épisodes ou des personnages historiques célèbres sous la plume de spécialistes qui font partager leur passion à un public moins averti mais d’autant plus curieux. C’est à Claude Mossé qu’il a été confié de raconter les dernières années de l’empire athénien, à la fin du Vème siècle avant notre ère, autour d’un personnage emblématique, Alcibiade l’Athénien.

Le livre s’ouvre « comme un roman », en effet. Claude Mossé improvise une petite saynète qui se passerait un beau matin du printemps de 415 avant notre ère, dans les boutiques de l’agora d’Athènes, où l’on échange bien des ragots avant de se rendre à l’assemblée. Les statues du dieu Hermès ont été saccagées, alors qu’on est en guerre contre les Spartiates. Les dieux vont se venger, c’est sûr, des événements exceptionnels sont sur le point de se produire et on soupçonne un certain Alcibiade d’être derrière tout cela. Le ton est donné, le suspense est lancé, le rideau peut se lever.

Un roman, ou plutôt un drame en trois actes

Pour « dramatiser » son récit, Claude Mossé l’a construit en trois actes. Le premier dresse le décor : un jeune aristocrate ambitieux, Alcibiade ; une cité riche et puissante, Athènes, en guerre contre sa vieille ennemie, Sparte, sur fond de rivalité impérialiste et d’intérêts financiers ; une trêve sur le point d’être rompue quand une obscure affaire de sacrilège ébranle la confiance des Athéniens, précipite de son piédestal notre jeune héros et l’envoie en exil.

Après le sacrilège, le deuxième acte est celui de la trahison. Condamné par contumace, Alcibiade se réfugie finalement à Sparte, l’ennemie héréditaire de sa patrie Athènes. Le champion de l’impérialisme athénien en devient le pourfendeur le plus avisé. Les conseils qu’il donne aux Spartiates entraînent Athènes vers une chute inexorable. Conviction profonde ? Opportunisme ? Vengeance personnelle ? A la fin du deuxième acte, le destin de la Grèce est entre les mains d’Alcibiade.

Vient alors l’ultime rebondissement qui ouvre le troisième acte. Après avoir contribué à dresser les Athéniens les uns contre les autres dans une guerre civile sanglante, Alcibiade, le fier aristocrate, choisit de soutenir le parti de la démocratie. C’est sa seule chance de rentrer à Athènes et d’y jouer à nouveau un rôle politique. Mais ce retour tant attendu est de courte durée. Notre héros déchu doit fuir jusqu’en Asie le couroux des Athéniens, des Spartiates, des Perses et des dieux. En vain. Le rideau tombe sur un corps criblé de flèches, éclairé par les rougeoiements funestes d’une cité à feu et à sang.


Alcibiade ou De l’ambition


Dans cette fresque historique, Claude Mossé met donc en scène la vie mouvementée d’un personnage fascinant. Elle s’appuie rigoureusement sur les sources anciennes (utilement présentées en fin de volume) et en particulier sur l’une des premières biographies d’Alcibiade, celle de Plutarque. Il ne s’agit pas de faire de nouvelles révélations sur une existence pleine de rebondissements, mais de redonner vie à une personnalité insaisissable, à multiple facettes, et qui fascine depuis l’Antiquité.

Politicien intrigant et brillant orateur, époux volage et citoyen modèle, traître et sauveur, haï autant qu’admiré : Claude Mossé nous fait découvrir d’abord en Alcibiade l’homme des paradoxes et des volte-face. De sa jeunesse dorée dans la plus puissante des cités grecques, il a gardé les caprices, l’arrogance et l’amour du luxe. Sa longue fréquentation de Socrate a aiguisé son intelligence et lui a enseigné le courage. Mais de l’admiration de ses maîtres, de ses amis, de tous les Athéniens, il a surtout conçu l’ambition d’un destin hors norme.

Rien ne devait déranger Alcibiade dans ses jeux d’enfant ; rien ne devra écarter Alcibiade du pouvoir et de l’influence auxquels il aspire. Ni les intérêts de sa famille, ni ceux de sa caste, ni ceux de sa patrie. Voilà qui permet peut-être de comprendre les incessantes volte-face d’Alcibiade : il n’est peut-être pas tant guidé par une conviction politique, que poussé par la farouche volonté d’être toujours là où pourra le mieux se manifester son génie, là où il pourra acquérir le plus de gloire. Que ce soit à Athènes, à Sparte ou en Asie ; que ce soit en cherchant à instaurer un régime tyrannique ou en luttant pour la défense de la démocratie. Dans les tragédies grecques, cette démesure, l’hybris, était tôt ou tard punie par les dieux. La vie d’Alcibiade a des allures de tragédie grecque.

Alcibiade et Athènes : deux destins parallèles

On l’aura compris, de cette tragédie Athènes est le deuxième personnage. A travers la vie d’Alcibiade, Claude Mossé dresse aussi le portrait d’une cité insouciante qui, assaillie par le doute, vacille et trébuche. Si la biographie d’Alcibiade abonde en anecdotes croustillantes, l’histoire d’Athènes entre 431 et 400 avant notre ère n’est pas moins riche en rebondissements et incertitudes. C’est une période fascinante au cours de laquelle Athènes voit son empire s’effondrer et son régime démocratique remis en cause. Qui mieux que Claude Mossé pouvait nous faire revivre ce moment de rupture ? Sacrilèges et trahisons à Athènes n’est pas une biographie, c’est une leçon d’histoire.

Brosser ce double portrait en peu de pages, en faire comprendre toute la complexité tout en gardant la vivacité du récit, constituait à n’en pas douter un défi. Si la mise en scène n’est pas toujours aussi dynamique que dans le prologue, une utile chronologie, de petites fiches biographiques et des notices concernant l’usage des sources viennent confirmer, s’il en était besoin, que l’histoire « comme un roman » reste bien un discours scientifique rigoureux.

Alcibiade a incarné, semble nous dire l’auteur, toutes les aspirations, les qualités et les défauts d’une cité ambitieuse jusqu’à la démesure. Les deux destins sont intimement liés : Alcibiade a vingt ans quand Athènes entre avec fougue dans la guerre du Péloponnèse. C’est alors une cité riche, puissante, ambitieuse, sûre d’elle et sans aucun doute arrogante. A la tête d’un puissant empire, elle entend tenir son rang. Alcibiade a trente-cinq ans quand s’ouvre notre tragédie. Il fait partie de ceux qui poussent à la rupture de la trêve avec Sparte, contre les excès de prudence d’un Nicias. Il rêve de conquêtes pour sa cité, en Italie et, pourquoi pas, jusqu’à Carthage. Des conquêtes qui lui apporteraient peut-être l’influence et le pouvoir dont a joui son tuteur Périclès vingt ou trente années plus tôt. Alcibiade a quarante ans quand il revient dans une cité meurtrie par la guerre contre Sparte, trahie par ses chefs, déchirée par les luttes civiles. Il est trop tard, il ne peut plus être l’homme providentiel qu’il rêvait d’être. Malgré quelques succès, Athènes perd cette longue guerre contre Sparte en 404. Alcibiade a presque cinquante ans, il est à nouveau loin de sa patrie et meurt l’année même de la capitulation d’Athènes.

Epilogue

Ce serait sans doute trahir l’histoire que de s’arrêter là. Au moment où elle capitule, dans les derniers soubresauts d’une ultime guerre civile, Athènes pose les bases d’un siècle nouveau. Aussi, l’auteur a-t-elle ajouté un épilogue, qui nous transporte quelques années plus tard, en 399 : nous sommes dans la prison de Socrate, qui s’apprête à boire la ciguë. La guerre est terminée, la réconciliation est proclamée et la reconstruction est en route : Athènes fait taire la dernière voix qui lui rappelait ses erreurs passées. Une nouvelle page d’histoire peut s’écrire