Dans une langue somptueuse, le cinéaste Claude Lanzmann livre les mémoires d’un homme et d’un siècle habités par la passion et hantés par la violence.

* Cet ouvrage a été publié avec l’aide du Centre national du livre.

 

De part en part, Le Lièvre de Patagonie relate une seule et même expérience. Radicale, existentielle, fondatrice. L’expérience d’une stupeur, d’un saisissement face à la réalité du réel. Cet instant où, dans un jaillissement de conscience où se mêlent la joie et l’effroi, l’écart s’annule entre ce que l’on sait être le réel et ce qu’enfin l’on en ressent. Moment de coïncidence à soi-même, où le savoir (je suis en Patagonie, je suis en Italie, je suis sur le site de Treblinka) par l’avènement d’un petit détail (un lièvre qui passe, le nom d’une gare, un panneau routier) laisse place à la sensation d’être transpercé par le lieu. Un sentiment de présence au monde, de phase, qui, lorsqu’il s’est emparé de Claude Lanzmann, "attestait la vérité du monde, scellait l’identité des mots et du réel"   . Cette expérience, il la nomme "incarnation". C’est, avec la peine capitale, "la grande affaire de [s]a vie"   , ainsi que la substance même de son cinéma.   

A deux reprises, Lanzmann rappelle dans son livre qu’en 1946 il passa son diplôme d’études supérieures de philosophie à l’université de Tübingen en Allemagne. Son sujet de mémoire portait sur "les possibles et les incompossibles dans la philosophie de Leibniz". Cette insistance n’est pas anecdotique, loin de là. Il semble que la notion de compossibilité/incompossibilité puisse guider la lecture du livre et de l’œuvre entière de Lanzmann. Chez Leibniz, une chose n’est possible au sein d’un monde qu’à condition d’être compossible (compatible) avec les autres choses qui forment ce monde. Logique imparable. Or, le film Shoah est fondé sur le constat d’un monde peuplé de folles compossibilités. Le tissu du contemporain est tramé de fils qui semblent incompossibles mais sont pourtant noués entre eux. Lanzmann le comprend en 1978, le jour où, parti en Pologne pour ses repérages, il découvre un panneau routier indiquant un village du nom de "Treblinka". Non-lieu damné de l’histoire, Treblinka peut donc être et avoir été. Être un banal village en même temps que la métonymie de l’ultime barbarie. Se rendant à la gare du village, il découvre des wagons de marchandise, un trafic ferroviaire actif et ne parvient pas à comprendre qu’on puisse tout simplement continuer à vivre aujourd’hui dans un village qui porte ce nom infernal. Autant Lanzmann était resté insensible au site désert et aux stèles froides qui jonchent le sol de ce qui reste du camp de Treblinka, autant il fut bouleversé par le panneau routier : "Treblinka existait ! Un village nommé Treblinka existait. Osait exister. Cela me semblait impossible, cela ne se pouvait. J’avais beau avoir voulu tout savoir, tout apprendre de ce qui s’était passé ici, n’avoir jamais douté de l’existence de Treblinka, la malédiction pour moi attachée à ce nom portait en même temps sur lui un interdit absolu, d’ordre quasi ontologique, et je m’apercevais que je l’avais relégué sur le versant du mythe ou de la légende. La confrontation entre la persévérance dans l’être de ce village maudit, têtue comme les millénaires, entre sa plate réalité d’aujourd’hui et sa signification effrayante dans la mémoire des hommes, ne pouvait être qu’explosive"   . Cette incarnation ("Treblinka devint vrai" dit Lanzmann) fut le "détonateur" qui lança définitivement le tournage de Shoah.



Le scandale de l’inscription et de la survivance éhontées des indices de l’extermination dans le monde contemporain est au principe du film Shoah. Claude Lanzmann en fit très tôt l’expérience. En 1947, alors qu’il étudiait Leibniz outre-Rhin, il fit la connaissance de Wendi von Neurath, la nièce de Konstantin von Neurath   . Après un repas au domaine des von Neurath, Claude et Wendi se baladèrent dans la propriété familiale : "L’après-midi de cette journée, Wendi m’entraîna à travers le domaine et, sans que rien, nulle frontière, nulle marque, nul signe, ne l’eût annoncé, je me trouvai au cœur d’un camp de concentration, avec châlits de bois superposés, enfilades de latrines, une potence, des fouets, des vêtements rayés, des sabots de bois, un désordre immense mais encore lisible. C’était le camp de concentration de Stuttgart-Vaihingen, le premier que je rencontrais, bien connu aujourd’hui des historiens, qui ne le cédait en rien à d’autres plus célèbres, par la dureté et la cruauté des conditions de vie des détenus"   Ce surgissement de la réalité concentrationnaire au sein du paysage le plus bucolique constitue à la fois le moteur et le propos, l’éthique et l’esthétique du film Shoah. Comment ne pas songer ici aux premières phrases de Nuit et Brouillard, qui décrivent très exactement ce retour intempestif du concentrationnaire à la surface du monde paisible : "Même un paysage tranquille, même une prairie avec des vols de corbeaux, des moissons et des feux d'herbe, même une route où passent des voitures, des paysans, des couples, même un village pour vacances, avec une foire et un clocher, peuvent conduire tout simplement à un camp de concentration...". Le texte de Jean Cayrol prend acte de la compossibilité, dans une archéologie indifférente à la mémoire, du champ de fleurs et des barbelés. Olga Wormser-Migot, historienne qui fut au centre de la conception de Nuit et Brouillard, fit une remarque similaire à son retour d’une mission en Pologne. Dans un article de France d’abord du 28 août 1946, publié sous le pseudonyme de Fanny Vergen, elle met en garde contre le recouvrement de la mémoire par la volonté d’oubli, symbolisé par les fleurs qui tapissent à nouveau la terre des camps d’extermination : "Encore ! vont dire les blasés, ceux pour lesquels les mots "chambre à gaz", "sélection", "torture", n’appartiennent pas à la réalité vivante, mais seulement au vocabulaire des années passées, vocabulaire à ranger au "décrochez-moi ça" de la Résistance. Oui, il faut encore en parler avant que les bleuets d’Auschwitz (aussi bleus que ceux des blés de France) aient absorbé toute la cendre humaine d’où ils surgissent"   . Lanzmann est également très sensible au devenir topographique et architectural des lieux, dont les différentes strates constituent le feuilleté de notre existence. Des cafés disparus de Saint Germain aux étendues désertées et maquillées de Belzec ou Sobibor, une angoisse liée au réagencement des lieux par le temps et les hommes se fait jour : "Permanence et défiguration des lieux sont la scansion du temps de nos vies. Je l’ai vérifié autrement, dans le désespoir, pendant la réalisation de Shoah, lorsque je fus confronté aux paysages de l’extermination en Pologne. Ce combat, cet écartèlement entre la défiguration et la permanence furent alors pour moi un bouleversement inouï, une véritable déflagration, la source de tout."  



Les images ont leur revers, leur face virtuelle adossée en permanence à leur face actuelle. Chez Lanzmann, le réel est toujours gros de ses possibles. Un autre leibnizien, ami du cinéaste – ils étaient ensemble en khâgne à Louis-le-Grand –, s’est penché sur cette question. Il s’agit de Gilles Deleuze. Dans L’Image-temps, Deleuze décrit le fonctionnement de ce qu’il appelle "l’image-cristal". Il s’agit de la prolifération d’images virtuelles au sein du plan, comme en un circuit qui unirait images actuelles et images souvenirs. Image-cristal dont les éclats projettent les scintillements du possible. Dans un geste bergsonien, Deleuze congédie le temps comme successivité afin de le présenter comme interpénétration continuelle : "Le passé ne succède pas au présent qu’il n’est plus, il coexiste avec le présent qu’il a été"   . L’image-cristal est donc le lieu d’un dédoublement, d’un déploiement des temporalités et des virtualités contenues dans l’image. Deleuze (avec Bergson) et Lanzmann (avec Leibniz) en viennent à décrire une sorte de vérité du temps. Le cristal, écrit Deleuze, révèle le fondement caché du temps, sa différenciation en deux jets. Le temps fait passer le présent tout en conservant les passés   . Ici réside précisément la puissance de Shoah. Les bras du temps s’y empoignent en une étreinte inouïe. Etreinte purement cinématographique, comme le répond Lanzmann à ceux qui lui demandent pourquoi il a choisi le cinéma et rien d’autre : "Parce que… les visages. (Claude Lanzmann hésite.) C’est un matériau totalement inaccommodable dans aucun autre registre. Les visages, les arbres, la nature. Shoah, c’est une incarnation"   . A nouveau l’incarnation qui, dans le film, prend les traits d’Abraham Bomba qui mime, dans un salon de coiffure de Tel Aviv, les gestes du coiffeur qu’il a été dans les chambres à gaz de Treblinka. Ou encore les traits de Heinrik Gawkoski, conduisant une locomotive (louée au prix fort par Lanzmann) comme au temps où il transportait les convois de Juifs vers la mort. Pliure du présent sur le passé, véritable train fantôme sans wagons qui traverse les paysages hallucinatoires de la Pologne   . Répétition des mêmes gestes, exorcisme qui ouvre, comme dans L’Ange exterminateur de Buñuel, une brèche dans une temporalité circulaire, rivée à la boucle étouffante du même. 

L’incarnation prend la forme d’une authentique possession quand l’historien Raul Hilberg affirme que, pendant le tournage de Shoah, Adam Czerniakow parlait à travers lui   . La possession au sens fort, au sens de la présence réelle des morts parmi nous, est revendiquée par Lanzmann. Les témoins juifs de Shoah, il les appelle non pas des survivants mais des "revenants". D’ailleurs il a choisi des membres des Sonderkommando car Shoah est un film sur l’extermination et non sur la survie, pas même leur survie à eux : "Les survivants ne disent pas "je", ils disent "nous", ils sont, à la lettre, les porte-parole des morts. C’est le sens profond du film, et c’est pourquoi j’ai eu tant de problèmes, depuis la sortie du film, avec les survivants. Ils ne se retrouvent pas dans Shoah : ce film ne parle pas d’eux"   . C’est la voix des morts que le film abrite, ainsi que leur regard. Lanzmann a filmé un plan consistant en un lent zoom avant sur le panneau de la gare de Treblinka parce qu’il imaginait que les déportés le découvraient ainsi : "je fis recommencer vingt fois ce zoom avant, tellement je voulais habiter le regard de ceux qui allaient mourir"   .



Claude Lanzmann a la passion du conditionnel. Mais également le regret de ces vies multiples qu’il n’a pas menées. "Je ne suis ni blasé ni fatigué du monde, cent vies, je le sais, ne me lasseraient pas"   . Il a été journaliste, directeur de revue, cinéaste. Il ne sera jamais aviateur. Passionné d’avions, il avait même obtenu un brevet de pilotage. Pour le tournage du film Tsahal, Lanzmann monta à bord des Phantoms et F16 de l’armée israélienne. Parvenant à supporter dans le cockpit une force d’accélération de 7g (croyons-le sur parole !), il pesa jusqu’à 600 kg. Une fois de plus, c’est l’affolement des compossibles, avoir en même temps une masse classique et un poids de 600 kg. Pour Lanzmann, la question du possible, d’ordre philosophique et moral, engage pleinement ses choix cinématographiques. Il y a dans le fait même de choisir une dimension criminelle : "choisir, c’est tuer"   . Les grands criminels sont toujours ceux qui sélectionnent. Le verbe "sélectionner" semble à jamais entaché par Mengele et ses collègues qui, sur la Judenrampe d’Auschwitz-Birkenau, triaient parmi ceux qui travailleraient et ceux qui seraient gazés sur le champ. On se souvient de la polémique, attisée par la presse, entre Habermas et Sloterdjik, autour du terme "Selektionen" employé par ce dernier au sujet des choix génétiques qu’imposera la science   . Il y a dans tout choix un meurtre du possible qui répugne à Lanzmann : "Ce n’est pas un hasard si Shoah dure 9h30"   . Le cinéaste affronte ici la question de la coupe, vocable que partagent la table de montage et l’échafaud. A ce propos, la première phrase du Lièvre de Patagonie va en imprégner toute la lecture : "La guillotine – plus généralement la peine capitale et les différents modes d’administration de la mort – aura été la grande affaire de ma vie"   . Il évoque d’ailleurs le pacte secret conclu en lui par le cinéma et la guillotine, en décrivant ce qui pourrait tenir lieu de scène primitive. A l’âge de cinq ou six ans, il vit au cinéma L’Affaire du courrier de Lyon, film dans lequel la présence de la guillotine fut source de nombreux cauchemars. Le petit Claude rêvait parfois qu’on le découpait en tranche, dans la longueur. Notons au passage que ce cauchemar a été réalisé par l’anatomiste controversé Gunther von Hagens. Il présente, dans ses expositions macabres de plastinats, des coupes de cadavres dans toute leur longueur, épaisses de 3mm. Von Hagens déclare, avec la fierté de ceux qui pensent avoir extrait d’un objet trivial une illumination géniale, que l’idée de découper les cadavres en fines lamelles lui a été inspirée par sa bouchère qui tranchait le jambon !  



Prégnance des images. Frayeur initiale devant l’écran de projection. Tout le monde connaît la position de Lanzmann sur les images d’archives qu’il se refuse absolument d’utiliser. En préparant Shoah, il interrogea d’innombrables témoins et se rendit compte qu’il manquait toujours une séquence à leur récit : les chambres à gaz. "Le jour où je le compris, je sus que le sujet de mon film serait la mort même, la mort et non pas la survie, contradiction radicale puisqu’elle attestait en un sens l’impossibilité de l’entreprise dans laquelle je me lançais, les morts ne pouvant pas parler pour les morts. […] Mon film devrait relever le défi ultime : remplacer les images inexistantes de la mort dans les chambres à gaz."   Etrangement, alors qu’il a toujours condamné l’obscénité de l’étalage des images concentrationnaires (il règle à nouveau ses comptes avec l’équipe de l’exposition "Mémoire des camps"), alors qu’il dénonce la vénération de l’image photographique (qui est "devenue la nouvelle idole, il faut des images, il en faut de tout et partout, elle est la seule mesure, l’attestation de la vérité"   .), Lanzmann raconte comment il a visionné de nombreuses mises à mort rituelles d’otages par des terroristes islamistes. Il regrette même qu’au nom de la déontologie, on n’ait pas montré ces images, avec pour conséquence pernicieuse le silence le plus total sur ces meurtres monstrueux. Où se situe la frontière ontologique entre les images ? Pourquoi certaines sont obscènes et d’autres nécessaires ? Pourquoi refuser de montrer ce qui devait absolument être caché et oser regarder frontalement ce qui a été spécialement filmé pour horrifier nos yeux d’Occidentaux ? Lanzmann ne dit rien de ce partage ontologique au sein des images. Sans doute parce qu’il pense que le partage se situe au sein de l’événement lui-même. Il va de soi que la Shoah et les crimes terroristes sous forme dite "rituelle" sont absolument incommensurables. Dans le cas de la Shoah, les très rares photographies que nous avons des camps d’extermination ne nous disent presque rien sur l’événement. Dans le cas des meurtres rituels, l’événement se confond absolument avec sa représentation. Ce qui compte, c’est la diffusion de la vidéo, la terreur dans notre regard, l’égorgement n’étant que le plus abject produit d’appel.

A la lecture du Lièvre de Patagonie, ceux que Lanzmann irrite – et ils sont légion – seront confortés dans leur agacement. Ils lui reprocheront son emphase et ses boursouflures (il prévient, “j’ai naturellement la plume épique”   .), son absence de modestie, son autosatisfaction. Par certains aspects, ils n’auront pas entièrement tort. Mais peut-être auront-ils manqué ce qui nous est apparu comme flamboyance du style, comme puissance torrentielle du récit et comme extraordinaire porte d’entrée (et de sortie) ouverte sur le XXe siècle.