Avec la disparition du chorégraphe américain, c’est un siècle de danse qui s’achève. Merce Cunningham aura traversé le XXe en l’illuminant de son aura si particulière, entre grande réserve et esprit farceur. Il aura produit plusieurs centaines de chorégraphies et côtoyé les artistes les plus prolifiques. De Robert Rauschenberg à John Cage en passant par Andy Warhol, tous satellites d’un travail en perpétuelle mutation mais centré sur un même axe : la pureté du geste dansé.

Merce Cunningham commence sa carrière de danseur chez Martha Graham, personnalité qui marquera le début du siècle, à New York, et y restera six ans. Le temps de faire fructifier sa science savante du mouvement et son extraordinaire détente. Pourtant, il s’en lasse. De l’histoire d’abord, la grande. Celle dans laquelle Martha Graham disait chercher l’exaltante puissance, ces premiers émois d’une civilisation portés par les grandes épopées mythologiques. De la psychologie ensuite, s’inscrivant dans un personnage dévoré par ses passions et ses paradoxes.

Le tournant qu’il prendra sera radical, dès son manifeste chorégraphique en 1944. Plus de récit, plus de centre sur scène, plus de hiérarchie entre les danseurs. Changement brusque de cap auquel il restera fidèle juqu’au bout. En déshabillant le danseur de ce qu’il considérait comme une surcharge à l’appréciation de la beauté du geste, il incorporait alors à la danse les plus strictes injonctions de l’abstraction, rejoignant trente ans après les premiers gestes désincarnés d’un Mondrian ou d’un Malevitch.

Il sut alors rester à cheval entre une modernité savante et un post-modernisme frondeur, de "l’académique" qui habillait et sublimait le corps des danseurs aux jambes classiques et bras déliés, ouverts à toutes les possibilités. Lors des processus de travail, la musique est créée séparément de la danse, de même que la scénographie, pour se rejoindre le soir même de la représentation, laissant ainsi la porte ouverte à l’imprévu.

Il sera considéré comme le pionnier de la danse contemporaine, celui qui a libéré la danse de ses contraintes et de ses "rivaux", comme la musique, qui indiquait son rythme et ses temps forts, et les arts plastiques, qui lui donnaient son cadre. La scène devient un espace multidirectionnel, sans protagoniste ni hiérarchie de l’espace. Durant cette première période, entre la création de sa compagnie, la Merce Cunningham Dance Company en 1953 jusqu’à Rainforest en 1968, pièce "flottante" grâce à des ballons gonflés à l’hélium, officiait en France un certain Maurice Béjart, qui sut lui, d’une autre manière, combiner exigence artistique et singulière popularité.

"Les moments les plus révélateurs et les plus passionnants de l'existence sont ceux qui n'ont ni passé ni futur - ceux qui arrivent, pourrait-on dire, pour rien."

Ce rien, c’est le hasard, celui avec lequel il s’amusera dès 1964 en organisant son premier event. Soirée composée d'extraits de pièces dont le montage est tiré aux dés, ce qui demandait aux danseurs une formidable propension à se rendre disponible à des changements de dernière minute. Il fut de cette manière le père naturel de la Judson Church, antre du happening et de la démocratisation en danse, dont une des protagoniste importante fut Trisha Brown. Outre une évidente complicité, ils gardèrent tous deux une fascination pour les animaux et leur façon de se mouvoir.

Cette âme de défricheur le conduira à utiliser le logiciel Lifeforms pour l’écriture de ses chorégraphies, avec Biped (1999), ce qui les complexifia plus encore à rendre chèvre ses danseurs. Lui qui caressait le souhait qu’ils soient aussi précis que des machines ne faisait qu’ajouter un clin d’œil de plus à son tempérament ludique, qu’il appliquait avec "le sérieux d’un enfant qui joue".

Avec la disparition de Pina Bausch, mais aussi de Michael Jackson - et l’influence qu’on lui sait sur la danse contemporaine (nombreux sont les danseurs et chorégraphes d’aujourd’hui qui avouent avoir commencé la danse après leurs premiers émois devant un clip de ce dernier) - c’est tout un pan de l’art chorégraphique qui prend fin. Chacun de ces monuments ont, dans leurs styles propres, laissé une trace manifeste dans le champ de danse et au-delà, bravant ainsi la fugacité du mouvement dansé, et laissant à leurs successeurs le choix de puiser dans ces œuvres abondamment fécondes.