Si de nombreux ouvrages sont déjà consacrés à l'histoire des juifs en Pologne, celui-ci a surtout le mérite de donner les clefs pour comprendre les débats et enjeux contemporains.

Lorsqu'on aborde l'histoire contemporaine de la Pologne, l'antisémitisme est souvent présenté de façon caricaturale comme une forme d'atavisme. Les Polonais seraient antisémites comme ils boivent de la vodka, par nature. Depuis une vingtaine d'années, de nombreuses critiques sont ainsi régulièrement formulées à l'encontre de ce pays , que ce soit suite à l'affaire du Carmel d'Auschwitz, lorsque des Polonais tentèrent, en 1985, de gommer la spécificité juive du lieu en y installant une imposante croix chrétienne de 7m de haut (comme lors de la visite de Jean Paul II, en 1979), ou plus récemment, au tout début du XXIème siècle, lorsque le monde entier à réalisé qu'en juillet 1941, c'étaient des Polonais qui, de leur propre initiative, avaient assassiné et brûlé vifs plus de 1600 de leurs voisins juifs. 

Dans son livre structuré en une quinzaine de chapitres, Jean-Yves Potel évoque bien entendu la plupart des polémiques récentes. L'évolution des connaissances au sujet de Jedwabne est ainsi excellemment restituée dans le second chapitre puisque ce fut, comme le précise l'auteur "le plus grand choc mémoriel de ces années" (p.34). Toutefois, bien au-delà de la restitution des débats autour de différentes affaires dont les échos atteignirent d’ailleurs la plupart des pays occidentaux, l'auteur mélange habilement des chapitres plus généraux, que ce soit sur les historiographies séparées (chap.3) ou la responsabilité de l'Eglise catholique (chap.13), avec des chapitres abordant la façon dont se constitue aujourd'hui le travail de mémoire, avec une discussion très pertinente de "l'avenir d'Auschwitz" (chap.11) ou l'importance des événements de "Mars 1968" dans l'histoire des relations judéo-polonaises (chap.12).

Le lecteur francophone sera sûrement étonné en découvrant l'importance de l'antisémitisme, en 1968, lorsque de nombreux Juifs sont fortement incités à quitter le pays et parfois bannis. Ce n'est d'ailleurs que depuis mars 2008 que ces Juifs expulsés ont le droit de rentrer en Pologne (p.193). Jan Gross, figure incontournable des études sur l'histoire des Juifs en Pologne, faisait partie des intellectuels critiques du régime qui furent emprisonnés en 1968. Exilé aux Etats-Unis, il est devenu un sociologue et historien de renom (en poste à Princeton),  auteur, en 2001, du premier livre sur le massacre de Jedwabne et plus récemment du livre Fear: Anti-Semitism in Poland After Auschwitz, deux ouvrages auxquels Potel se réfère.  Le second, La Peur, fait d'ailleurs l'objet du chapitre 13 dans lequel Potel traite du pogrom de Kielce, commis par des Polonais en juillet 1946 contre des Juifs qui avaient été libérés des camps de la mort.

Les Juifs qui sont restés en Pologne après "Mars 1968" ont joué un rôle important dans la contestation du régime. Potel relate ainsi les activités de "l'Université volante juive", la ŻUL, qui pendant deux ans, jusqu'à dissolution par Jaruzelski en décembre 1981, fonctionna dans des appartements privés, en toute clandestinité (p.250). C'est dans ce milieu que l'identité juive polonaise a été redéfinie, passant "d'un vécu négatif - être juif est un stigmate -  à un vécu positif et à une certaine fierté" (p.252). En même temps, et c'est la clef d'une tension permanente qui se retrouve dans tout le livre, "Mars 68 a laissé en héritage cette 'langue du mépris, de la haine et des ressentiments'." (p.193). Potel cite de nombreuses études et se réfère également à sa propre expérience de conseiller culturel à l'ambassade de France à Varsovie, pour estimer la persistance de l'antisémitisme dans le pays. La "légende du sang" selon laquelle les Juifs "saignaient des enfants chrétiens pour faire de la matza", pain non levé consommé pendant Pessa'h, la Pâque juive, conserve ainsi des adeptes dans le pays  (p.196-197). Potel ne tarit pas d'exemples "Des automobilistes qui s'injurient après un accident au centre de Varsovie se traitent de 'Juifs' – j'en ai été témoin en 2006. Des enfants polonais qui veulent humilier leur adversaire s'appellent mutuellement 'Juifs'. (…) Les enfants d'un village du sud de la Pologne appellent 'Youpine' (Żydówa, Żydówica) leur copine qui n'a pas encore fait sa première communion. (…) Une voiture est donnée à la casse, c'est-à-dire 'au Juif'. Parmi les artisans de Wrocław, peindre 'pour un Juif' signifie un travail négligé. La façon de vendre une marchandise à l'œil, sans peser, est accompagné d'un commentaire : 'A peu près comme un Juif fait du ski'." (p.197).


D'un point de vue sociologique, et au-delà des anecdotes, Potel offre une analyse pertinente du rôle des festivals, et en particulier du festival de culture juive qui se tient chaque année à Cracovie (on pense aussi au festival du film juif qui se déroule lui à Varsovie). Ces festivals offrent de véritables lieux de débats dans lesquels des questions de société sont abordées. Potel rend compte des échanges parfois envenimés qui ont accompagné le festival de Cracovie, en 2006, au sujet du rôle de l'église dans le pogrom de Kielce (p.209).


Les festivals sont traités de façon plus approfondie au chapitre 15, "Juifs et Polonais" et l'auteur rend compte de débats passionnants sur l'authenticité de la culture juive ainsi représentée. Considérant que les artistes invités sont rarement juifs, certains y voient une "culture factice" alors que pour d'autres, les festivals jouent un "rôle essentiel", secouant "la conscience des gens" (p.244). C'est en somme une situation assez paradoxale qui est exposée, que l'on retrouve d'ailleurs dans d'autres pays d'Europe centrale ou orientale, comme l'Autriche qui n'a pas vécu la période communiste : "alors qu'avant la guerre rares étaient les Polonais qui allaient vers les Juifs, aujourd'hui nombreux sont les Polonais qui se passionnent pour la culture juive. Tandis que les Juifs sont absents." (p.27)   .

Par moment, on peut avoir l'impression que Potel donne un peu trop de détails au sujet des discussions qui concernent l'érection de monuments à la mémoire de l'extermination systématique des Juifs, dont les Polonais furent le peuple témoin tout en étant eux-mêmes des martyrs de la guerre. Au contraire, ce n'est que dans une note (p.214) qu'il aborde la responsabilité toujours actuelle, de la radio catholique "Radio Maryja", dans la diffusion de discours ouvertement négationnistes et antisémites.


Bien qu'il soit délicat d'estimer l'importance actuelle de la communauté juive en Pologne, tout simplement car la définition de la judaïté est tout à fait ouverte, l'ordre de grandeur est de 10 000 membres. Dans la conclusion de son livre, l'auteur aborde les questions identitaires, non seulement pour les Juifs mais aussi pour les Polonais. Il montre comment, grâce au travail de mémoire qui commence à se mettre en place, par exemple autour du Musée de l'histoire des Juifs de Pologne dont l'ouverture est prévue en 2012 (p.262), l'identité polonaise se redessine, non pas ('non plus' ? cf. p. 32) autour de l'antisémitisme, mais sous la forme d'identités hybrides nourries d'un rapport à l'autre plus apaisé. Les Juifs sont mieux acceptés, certains osent vivre une "désassimilation" sans pour autant qu'il soit question de "folklorisation" (p.260). 


Enfin, il faut souligner que ce livre est doté d'un appareil critique efficace, avec une chronologie détaillée d'une dizaine de pages, un index des noms et des personnes plus exhaustif que la bibliographie, limitée à une page. Deux cartes, portant sur les "Lieux de mémoire juifs en Pologne" et les "Principaux ghettos établis par les nazis, en 1942, sur le territoire polonais dans les frontières d'avant-guerre" complètent fort utilement cet ouvrage qui devrait passionner tous les publics