Entre 1814 et 1840, le culte des grands hommes, héros ou martyrs, devient un moyen privilégié de communication et d’expression politique.

L’histoire de la mort n’est plus tout à fait une jeune fille. Depuis les travaux de Philippe Ariès, nombre d’historiens ont interrogé eux aussi les perceptions, les modalités ou les traductions monumentales de notre fin commune, et qui pourtant varie selon les époques, les lieux et les milieux. La mort est plurielle, et les morts sont presque toujours différents : un cadavre n’est jamais socialement neutre, pas plus que ne le sont funérailles et deuil, mais aux dimensions proprement sociales – ou sociétales – de la mort vient s’ajouter, dans le cas des personnages publics ou des personnalités officielles, une dimension politique. De l’exposition à la levée du corps et du cortège funèbre à l’inhumation, une fenêtre s’ouvre parfois par où peut jaillir, tandis que se ferment la bière et la fosse, un discours des vivants sur et à partir des morts, porteur mais aussi producteur de croyances et de représentations qui informent l’espace public. Funérailles royales ou princières, panthéonisations, monuments aux morts : l’histoire de la mort n’a certes pas ignoré la dimension politique de certains deuils, mais l’ouvrage d’Emmanuel Fureix est le premier qui procède à une comparaison systématique à partir d’un échantillon aussi large   , et restitue à chacun, dans le Paris des monarchies censitaires, sa signification particulière.

Plus qu’un simple malaise en effet, la Restauration et la monarchie de Juillet subissent une crise de représentation qui rend critique leur légitimité, qui les pousse à ordonner des deuils officiels mais qui contribue surtout à alimenter, chez les « exclus » du cens ou de l’exercice du pouvoir, des formes de protestation qui trouvent elles aussi à s’exprimer à travers des mises en scène de la mort reposant sur des modes concurrents d’exploitation de la douleur. La perception nouvelle des morts, dépossédés d’un corps dissimulé aux regards du public, et la codification des rites funéraires, héritée de l’Empire, façonnent ainsi un imaginaire et des pratiques théâtralisées de la mort qui trouvent à se déployer au cœur de la ville, avec pour destination finale un lieu de mémoire ou, le plus souvent – dans la majorité des cas, en fait – la nécropole du Père-Lachaise, cimetière « bleu »   . Le mort se fait ainsi porte-parole, son cercueil ou sa tombe tribune des vivants, alimentant d’ailleurs chez les autorités une crainte quasi obsessionnelle du complot funéraire.

           L’un des grands mérites d’Emmanuel Fureix est de livrer dans cet ouvrage une typologie opératoire des deuils politiques, avec, du côté du pouvoir en place, les deuils de souveraineté, et du côté des « exclus », les deuils protestataires. Cette typologie ne prend sens pour la période – 1814-1840 – qu’à condition de comprendre le Paris de l’époque, champ privilégié de l’affrontement entre des mémoires antagonistes de la Révolution, où la Restauration manque d’ancrer sa politique expiatoire, et où la monarchie de Juillet ne parvient pas davantage à fixer les cadres d’une sacralité nouvelle. Mémoires des « martyrs » Louis XVI ((« Saint Louis II ») et Marie-Antoinette, funérailles de Louis XVIII (1824) ou du duc de Berry (1820), martyrs de Juillet ou captation manquée de l’héritage napoléonien par Louis-Philippe avec le Retour des cendres en 1840 : aucun de ses sujets n’avait encore fait l’objet d’une étude aussi aboutie, aussi complète et aussi précise que celle conduite par Emmanuel Fureix. L’auteur réfute ainsi le prétendu fanatisme expiatoire des Bourbons, autant que la radicalité de leur conservatisme, en montrant comment le pouvoir royal sous la Restauration s’exerce, d’abord et avant tout, en faveur d’un intérêt dynastique qui s’accompagne en pratique d’un pragmatisme tempéré. Il parvient, de la même façon, à restituer au caractère conflictuel de la sacralité politique après 1830 toute sa complexité, en analysant ces fêtes en l’honneur des morts de Juillet qui sont à la fois fêtes de fondation et fêtes de clôture, avant la fermeture accélérée après l’insurrection des 5-6 juin 1832, et symbolisée par la cérémonie en l’honneur des victimes de l’attentat Fieschi (3 août 1835).

           Attentif à saisir les respirations de l’âge romantique, Emmanuel Fureix distingue une évolution au sein même de la période étudiée, qui recoupe, mais seulement pour partie, le changement de régime survenu avec les Trois Glorieuses. Aux funérailles d’opposition, dominantes dans les années 1820, succèdent dans les années 1830 des deuils plus radicalement protestataires, caractérisés par l’affirmation du républicanisme, le choix désormais dominant de l’enterrement civil, des tentatives de détournement vers le Panthéon, par les hommages rendus à la Révolution, qui passent de l’évocation à l’incitation, ou par l’affirmation d’une solidarité fraternelle envers les patriotes étrangers – au premier rang desquels les Polonais. Si les funérailles d’opposition se radicalisent sous Louis-Philippe, leur déroulement continue d’obéir à des rituels qui, eux, évoluent moins vite. Inaugurées semble-t-il dès le mois de juin 1820, le défilé en corps, le port ostentatoire du deuil, le détournement de l’éloge funèbre en discours politique, les slogans – dont certains séditieux – et la souscription nationale constituent les pratiques maîtresses de ces funérailles, qui fournissent aux opposants l’occasion de se compter, de se représenter, d’énoncer les espoirs futurs au nom de la douleur présente, et de s’approprier l’espace parisien, au point que l’enterrement protestataire peut dans certains cas s’apparenter à une « journée révolutionnaire. »

           Avec un bonheur réel d’expression, d’autant plus rare – et donc précieux – qu’il sert une précision et une érudition remarquables, Emmanuel Fureix livre avec l’analyse des deuils protestataires l’un des apports les plus remarquables de son travail. L’attention portée aux gestes comme aux paroles, l’évocation réaliste des cortèges, des paysages sonore et visuel, présents partout dans le reste de l’ouvrage, font cependant du chapitre consacré aux deuils protestataires le plus passionnant, parce qu’il est aussi le plus neuf.  Emmanuel Fureix ne se limite pas d’ailleurs aux deuils célèbres. Il explore également les pratiques clandestines, celles des humbles, en particulier des femmes, qui par une gerbe de fleurs, ou des pèlerinages anonymes, transforment la fosse commune des « victimes » du pouvoir en lieu d’une mémoire protestataire.

           Ce livre se veut l’histoire d’un « moment éloigné »((Fureix, op.cit., page 13)), commencé en 1814, et qui s’achève en 1840, alors qu’à l’initiative de Gisquet, préfet de police, des mesures ont été prises d’encadrement des cortèges qui conduisent à la paralysie graduelle des deuils protestataires. La mise en sommeil de cette modalité nouvelle de l’action politique est provisoire, et incomplète : elle n’empêche pas l’expression, en 1840, d’interprétations plus que divergentes du Retour des cendres, mais surtout les funérailles reprennent place, à partir de 1848 et sous le Second Empire, dans le répertoire républicain d’action collective, comme la seule forme alors possible des manifestations politiques dont les nôtres sont héritières   .

           L’intérêt du sujet, la rigueur de la méthode, la qualité de l’écriture, une bibliographie très riche, confirment le verdict élogieux d’Alain Corbin : l’ouvrage d’Emmanuel Fureix est un « grand livre ». Et comme tous ceux qui ont le privilège d’appartenir à cette catégorie, il appelle de ces questions nées au fil de la lecture : n’y a-t-il pas eu de deuils de souveraineté sous l’Empire, à l’occasion de la mort de certains maréchaux par exemple, ou de deuils protestataires ? Le cas de la capitale est-il un cas si résolument et exclusivement à part, qu’il ne faille intégrer au champ de recherche ni comparaison avec d’autres villes (ou villages) de France, ni avec l’étranger ? Qu’en est-il (si bien sûr il en existe) des funérailles d’opposition légitimistes sous le Second Empire, ou sous la Troisième République ? Pourquoi n’avoir pas compris dans l’analyse les funérailles, si importantes pour la monarchie de Juillet, du Prince royal en 1842 ? Quels sont les usages politiques du cadavre pendant les révolutions de 1830 et de 1848 ?

           A toutes ces questions, La France des larmes fournit des éléments de réponse, comme elle invite au prolongement des perspectives ouvertes. Elle offre, enfin, une entrée sur le monde contemporain, où la « vertu sociale du cadavre »   , qu’il s’agisse d’un « martyr » de la cause palestinienne dans la bande de Gaza ou des funérailles de l’abbé Pierre à Notre-Dame, est encore très largement d’actualité