Si la télévision a de loin pris le pas sur l'offre du spectacle vivant, en Syrie comme ailleurs au Moyen-Orient, le théâtre n'a pas rendu les armes à Damas. Il n'est quasiment pas un professionnel de l'audiovisuel qui n'ait pas été formé, de près ou de loin, par l'Institut supérieur de théâtre de la capitale syrienne. Quelle que soit la confusion entre arts de la scène et télévision, ceux qui animent les deux versants de la production essaient de faire le grand écart entre un théâtre plus ou moins confidentiel mais combatif, et un petit écran dévorant.

C'est le dramaturge et metteur en scène Oussama Ghanam, professeur à l'Institut supérieur de théâtre de Damas, qui brosse aujourd'hui le tableau d'une situation contradictoire : celle d'un théâtre famélique qui ne semble pourtant pas destiné à disparaître. Doctorant en France sur l'œuvre de Michel Vinaver et formé comme régisseur général à l’Institut Supérieur des Techniques du Spectacle (I.S.T.S.) d'Avignon, Oussama Ghanam est un connaisseur des auteurs et des scènes mondiales au-delà des salles moyennes-orientales. Oussama Ghanam a été programmateur de la saison théâtrale et danse de "Damas 2008 – Capitale arabe de la culture". Il a été et est aussi le correspondant théâtre et danse des publications libanaises Assafir et Al Nahar, et Al Quds Alarabi à Londres.

 

Nonfiction.fr : Vous êtes syrien et vous avez choisi de finir vos études théâtrales à Paris. Quelles sont les raisons de votre choix ?

Oussama Ghanam :
J'ai d'abord étudié le théâtre à l'Institut d'art dramatique de Damas où il y a un département d'études théâtrales en quatre ans. Puis j'ai obtenu une bourse pour venir faire un doctorat à la Sorbonne - Paris-VIII sur l'œuvre de Michel Vinaver, sous la direction de Patrice Pavis. Après un passage par Avignon, je suis rentré à Damas en juin 2005. La bourse que j'ai obtenue du gouvernement syrien permet une spécialisation impossible ici. L'expérience pratique acquise me donne plus de capacités pour être aujourd'hui dramaturge et metteur en scène. La production artistique française accueille une large scène internationale. J'étais attiré par la spécialisation pointue, "pure et dure" qui est une valeur dans la société moderne, riche et industrielle propre à l'Europe occidentale. Ici, à Damas, la spécialisation n'est pas forcément une bonne chose ; on attend de moi que je donne des cours sur le théâtre grec mais aussi sur d'autres théâtres, sur l'histoire de la mise en scène, etc. Je dois dispenser une connaissance transversale. Il faut créer une passion chez les élèves et les acteurs qui fréquentent l'Institut, une passion pour l'expression artistique complexe et profonde qu'est le théâtre – une passion que l'industrie de la télévision, qui avale et lamine tout, ne suscite pas. Jamais nous n'avons connu un moment aussi pauvre dans notre culture.

 

Nonfiction.fr : Huit salles de théâtre et deux cinémas à Damas ; ce n'est pas beaucoup pour une capitale du monde arabe. Le nombre d'écrans dans le pays, selon mes sources, dépasse difficilement la trentaine. Les bibliothèques consultables se comptent sur les doigts des deux mains. Quelle est l'offre globale de l'Etat pour les arts vivants ?

Oussama Ghanam :
Il n'y a pas un véritable projet culturel en Syrie au niveau de l'Etat. Le ministère et ses infrastructures culturelles existent à l'exemple de celles de l'Europe de l'Est à la fin du Communisme, à savoir des palais sans fondations. Dans toute la Syrie il existe un réseau des centres culturels arabes gérés par le ministère. Mais ce réseau n'est pas dynamique. Les salles ne sont pas des salles de théâtre mais plutôt des salles de conférence. Les gestionnaires de ces lieux ne sont pas des programmateurs. Il n'y a pas d'offre sérieuse, ce qui est dommage car il y a du potentiel. Le théâtre est un art très marginal si on pense en terme de chiffres ; c'est aujourd'hui presque insignifiant comparé à l'audience de la télévision.

Toutefois, à Damas même, la capacité d'accueil des trois salles de l'Opéra (avec des jauges de 220, 600 et 1200 personnes), des deux salles de l'Institut (140 et 180 personnes) et des théâtres de Dummar (340), Kabbani (250) et Hamra (600) me semble tout à fait remarquable ; le problème est l'absence d'une volonté de programmation. Ces salles et leurs équipements peuvent accueillir n'importe quelle création internationale, de Akram Khan à Peter Brook, comme l'a montré Damas 2008. Il manque toutefois un élément crucial au développement de cette activité : l'investissement. L'économie est la grande absente sur la scène du théâtre – toujours par opposition à la télévision. Mais c'est le cas pour la majorité des professionnels de la culture en Syrie, dont le pouvoir d'achat est en voie de disparition, avec la classe moyenne à laquelle ils appartiennent. Les revenus sont ridicules. Les acteurs vont jouer dans des feuilletons et les auteurs deviennent scénaristes de série pour pouvoir manger. Peu de productions au théâtre, et donc peu de questionnement esthétique. Mais cette communauté très réduite est aussi très têtue ; les metteurs en scènes, auteurs et acteurs enchaînent les séries dans la perspective de monter, environ tous les deux ans, un spectacle au théâtre. La question du public est beaucoup plus complexe. Pas d'offre, donc pas de public. La grande majorité du public à capter est occuper à survivre. La culture n'est pas pour lui une priorité.

 

Nonfiction.fr : La télévision revient souvent dans le panorama que vous esquissez. Théâtre et télévision ont eu à faire dans les premières décennies du petit écran, du moins en Europe. Quels sont les apports de l'un à l'autre et éventuellement réciproquement ?
 
Oussama Ghanam : C'est dans les années 80 que la télévision a pris de plus en plus d'importance. La société a évolué rapidement, très rapidement. La commercialisation des paraboles a fait exploser le marché. Rien qu'à Damas, le nombre de paraboles est estimé à un million. Des centaines de chaînes satellitaires arabes émettent 24 heures sur 24. L'offre est énorme car la demande est énorme. C'est pourquoi la production audiovisuelle syrienne, c'est-à-dire ce que l'on appelle les "drama" (série) est industrielle. Nous sommes loin du temps où le "drama" était une pièce de théâtre filmée en studio, variant de 1h30 à 3 heures. Le séquençage a découpé la durée en épisodes de plus en plus nombreux. La vente se faisant à l'épisode, il est rentable d'étaler le plus possible la durée de la série. Le format est maintenant d'environ 30 épisodes pour les feuilletons dits du Ramadan. Dans le monde arabe, le mois du Ramadan constitue une véritable saison audiovisuelle à elle toute seule. La fatigue appelle la distraction ; il faut se divertir pour oublier que l'on est fatigué par le rythme difficile de cette période. C'est un processus complexe, culturellement, politiquement et économiquement qui a développé sur le petit écran quelque chose qui est devenu un cauchemar. Cette saison est la cible sur laquelle se concentre toute l'offre des producteurs régionaux, à savoir la Syrie et l'Egypte.

C'est, toutes proportions gardées, comme le marché du film à Cannes entre producteurs et distributeurs ! Tout le travail de l'année va se trouver jugé là. Le financement provient des pétrodollars du Golfe. Le style de la série est adapté à sa clientèle. Esthétique, goûts et valeurs se distinguent clairement entre les produits, de même que les productions égyptiennes n'ont pas les mêmes "marques de fabrique" que les syriennes. Le jugement le plus répandu : les séries égyptiennes sont remarquablement écrites et interprétées, tandis que les productions syriennes sont plus télévisuelles, c'est-à-dire avec une image plus soignée et hors studio. Le Cinecittà égyptien de la télé produit du drame social et de la fresque historique moderne. Les Syriens ont, eux, inventé la fantaisie historique qui mélange l'iconographie chevaleresque arabe avec un surréalisme débridé. Citons aussi les "telenovellas" turques qui connaissent depuis deux ou trois ans un grand succès. Je rappelle le rôle crucial du théâtre dans ce système, puisque c'est lui qui fournit les "stars" de la télévision syrienne et ceux qui écrivent les séries à succès. Il est dommage que le théâtre n'en soit pas mieux payé en retour.

 

Nonfiction.fr : La télévision n'existe que depuis quelques dizaines d'années ; quand sont apparues les premières scènes de théâtre en Syrie ?

Oussama Ghanam : Le théâtre arabe, auquel j'appartiens, est né il y a environ 150 ans, c'est-à-dire il y a peu de temps comparé aux siècles de production poétique. On situe cette naissance au milieu du XIXè siècle, avec la première représentation d'une pièce du répertoire occidental, L'avare de Molière, adaptée en arabe, dans la maison beyrouthine de Maroun Nakache. La littérature théâtrale n'existait pas dans la civilisation arabe, qui a une superbe tradition de poésie, de philosophie, d'architecture, etc. Le théâtre en tant que tel commence avec une découverte qui se prolonge en appropriation. Et il n'y a pas dans le monde arabe une tradition spectaculaire comme c'est le cas en Inde, au Japon ou en Chine. L'expression orale comme la poésie est dominante. Dans les années 60, la question de l'origine du théâtre arabe et de son identité a animé les débats. Pour ma part, je considère que le théâtre arabe est un théâtre fait par des Arabes et joué par des Arabes en arabe. Le théâtre, c'est aussi une convention sociale ; regarder autrui nous mettre en représentation et accepter d'entendre parler de soi. Cette dimension dramaturgique et sociale du théâtre nous est venue d'Europe. Après l'indépendance de la Syrie, des clubs de théâtre se sont constitués et ont amorcé un commencement de théâtre national avec des metteurs en scène qui ont fait leurs classes en Occident, en Amérique et en France : Rafik Sabban, Charif Khaznadar et Hani Snobar. Sabban a été très influencé par le théâtre de Jean Vilar et sa dimension citoyenne. Avec la création du ministère de la Culture sont venus les équipements publics. L'apogée se situe dans les années 70, avec la création de l'Institut supérieur de théâtre à Damas.

 

Nonfiction.fr : Reste-t-il des traces de cette éclosion dans d'autres villes que Damas ?

Oussama Ghanam : On trouve encore ces clubs de théâtre à Alep, Lattaquié et à Homs, dans des dimensions modestes. On peu citer le Festival de la Comédie à Lattaquié, par exemple, ou le Théâtre ouvrier de Homs. Ces troupes, moitié amateurs moitié professionnelles revisitent le répertoire social de l'Antiquité à nos jours (le français Sartre comme le syrien Wannous). C'est modeste mais animé par des gens passionnés, pour la plupart.

 

Nonfiction.fr : Les spectacles itinèrent-ils d'une ville à l'autre, dans le réseau des festivals du monde arabe ou plus largement à l'international ?

Oussama Ghanam : D'une ville à l'autre, c'est très rare ; c'est là l'une des carences du ministère de la Culture. Quant aux festivals, un spectacle tourne pour deux représentations au maximum dans deux ou trois festivals comme le Festival du théâtre expérimental du Caire et ceux de Carthage, d'Abu Dhabi et de Sharjah. Ce n'est pas un réseau de diffusion comme on l'entend en Europe ; le spectacle n'est pas exploité sur une saison entière. Les Syriens ont la capacité d'accueillir mais il n'y a pas la volonté de réaliser un véritable investissement dans l'activité théâtrale. Le Festival international de théâtre de Damas est l'exemple de l'occasion ratée. Ni la programmation ni les programmateurs ne sont à la hauteur du projet. En gros, les programmateurs des pays arabes s'invitent les uns les autres mais pour quelle production et quelle diffusion ? En programmant pour Damas 2008, j'ai constaté que le Festival avait la possibilité de faire venir des pièces de partout, de Hongrie, d'Amérique Latine, d'Australie, etc., brefs, d'horizons qui reflètent la richesse des visions du monde, mais ils ne le font pas.

Cela donne de l'importance à ce que font les centres culturels étrangers et autres "workshops" promus par des organismes internationaux. Une activité selon moi superficielle, saupoudrée sur une poignée de jours. Je relève un clivage terrible entre une offre occidentale ultramoderne et une réalité qu'elle ne concerne pas. C'est aussi vrai pour les arts plastiques. Le théâtre est cependant plus ancré dans la réalité et la question de la langue limite les dérives. Et puis, pour qu'une pièce aille de Paris à Berlin, il faut que des théâtres se parlent. Ici, la plupart des pièces, des expositions, etc., emprunte exclusivement les vecteurs diplomatiques qui n'ont pas grand-chose à voir avec la qualité des contenus ; c'est la volonté du réseau institutionnel qui prime, pas les besoins locaux.

 

 

Nonfiction.fr : L'offre des réseaux culturels étrangers est sensée concerter la diversité des scènes artistiques étrangères et les attentes du public local.

Oussama Ghanam : C'est hélas seulement formel. Avec Damas 2008, les Syriens trouvaient une rare occasion de décider eux-mêmes de leur programmation. Les débats avec les délégations étrangères sur nos propositions d'invitation ont souvent débouché sur des questions du genre : "cela va intéresser qui ? Ceci est trop complexe, cela est trop osé, y aura-t-il un public ?". La richesse de la scène internationale nous permettait de choisir des œuvres engagées et de délaisser celles qui n'apportent pas grand-chose. Nous avons ici des priorités que d'autres n'ont pas, et nous n'avons pas besoin d'être assistés pour reconnaître ceux qui mènent une recherche de qualité, à la porté qui est la nôtre. L'Etat syrien était prêt à investir alors pourquoi se contenter de choses moyennes ? Nous avions besoin de Peter Brook parce que c'est toute une partie de l'Histoire du théâtre mondial que notre public a découvert avec les deux spectacles que nous avons accueillis en 2008.

Josef Nadj et Philippe Genty, Arpad Schilling, Johan Simons, The Stuffed Puppet Theatre, Henrietta Horn et Akram Khan, c'était un sacré mélange qui a beaucoup parlé à notre public. Mon raisonnement et ma perspective étaient très différentes de ceux des opérateurs diplomatiques et institutionnels : ma première priorité était la qualité face à une demande locale exigeante. Le dialogue a été parfois difficile avec des instances qui ont d'autres critères et d'autres dépendances. Mais ce dialogue a finalement donné des résultats formidables. Damas 2008 a été une chance pour cela et le succès public a répondu à cette tentative. Au niveau syrien, nous avons produit 26 pièces de théâtre, et je me souviens des jours où il y avait trois spectacles quotidiens, du théâtre arabe et international, certes de qualité variable, mais on n'avait jamais vu cela à Damas.

 

Nonfiction.fr : Le financement apporté dans le cadre de Damas 2008 a été exceptionnel. Quelles sont les sources habituelles du théâtre en Syrie ?

Oussama Ghanam : Il provient majoritairement de l'Etat syrien. Le sponsoring qui a commencé dans les années 90 ne concerne que les grosses productions spectaculaires, généralement liées au star-system des médias. Un acteur très connu rassemble sur son nom six ou sept sponsors. Beaucoup d'argent du Golfe, par exemple, est investi dans la compagnie Inanna (80 danseurs), soutenue par des groupes de télécommunication, etc. Si l'on investit, on investit beaucoup pour des raisons de prestige : c'est tout un système de valeurs qui est ici à l'œuvre. Ces sponsors sont des commerçants purs et durs, et le contenu culturel ne les intéresse pas du tout. Côté audience, les plus visibles de ces spectacles ne durent pas longtemps et concernent de toute façon qu'une cible restreinte par rapport à la télévision. Disons que leur investissement signale la prépondérance du "business" dans l'économie culturelle et sociale.

 

Nonfiction.fr : Je voudrais terminer notre entretien en évoquant les relations du théâtre et de l'édition. Existe-t-il une production éditoriale fournie ?

Oussama Ghanam : Pas vraiment. On traduit beaucoup de théâtre mais la répartition est très disparate entre le ministère de la Culture et des maisons d'édition privées comme Al Maada ou Al Ahali. Le ministère reste la meilleure maison d'édition pour le théâtre même si ce n'est pas signifiant en terme de chiffres. Le théâtre est le genre littéraire qui est le moins lu - ce qui est un problème. Mais la question se pose plus du point de vue de la traduction, et pas seulement des pièces. Nous avons la chance d'être 23 pays qui lisons la même langue ; il est regrettable que les textes ne circulent pas activement dans ce cercle. En termes de recherche, la carte du développement historique du théâtre arabe est claire et nette. Ce qui manque, ce sont des livres de synthèse sur le théâtre moderne et contemporain, des années de l'Indépendance, puis des années 50 et 60, à la période actuelle ; ces grands projets méthodiques d'édition ont hélas disparu