Le journal de bord d'un officier de l'armée française en mission dans l'Afghanistan post-taliban

L’étude de l’Histoire dans les universités oblige les étudiants à savoir analyser les sources qu’ils traitent. Parmi ces sources, les mémoires ou les journaux de bord sont très particuliers : l’auteur y note les éléments qu’il a pu observer durant un épisode de sa vie ou bien même, durant toute son existence ; il fait un tri parmi ses souvenirs, sélectionne volontairement ou pas ceux qui l’a envie d’énumérer ; il omet également certains éléments par oubli ou par secret, etc. Enfin, l’auteur d’un tel document met en avant sa propre geste, il est le héros de son journal.

Une analyse de ce type de source convient donc parfaitement à des documents d’âge séculaire. Pourtant, face au Journal de Kaboul du lieutenant-colonel Geoffroy de Larouzière-Montlosier, le lecteur se retrouve face à ouvrage atypique : rédigé au jour le jour et publié cinq ans environ après les événements observés, le journal de bord de cet officier, commandant du 1er Régiment de tirailleurs engagé par la France en Afghanistan, sous commandement de l’OTAN, regorge de faits de la vie quotidienne, de souvenirs émus ou déçus, de fratrie militaire et de références culturelles renvoyant aux origines sociales de son auteur.

Le contexte de la rédaction est aussi celui d’un pays fraîchement libéré du régime des Talibans, dont la chute, fin 2001, fut programmée suite aux attentats spectaculaires du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center de New York. Les soldats français, engagés par décision du président Jacques Chirac pout maintenir l’ordre dans le pays, constituent un bataillon fort de 450 hommes présents en terre afghane de septembre 2003 à juin 2004. Entre temps, l’invasion et la chute du régime de Saddam Hussein en Irak au printemps 2003, le contexte mondial de lutte contre le terrorisme, la diffusion de l’idée de « choc des civilisations » avancée par Samuel Huntington   entre l’Occident et le monde arabo-musulman, constituent des facteurs extérieurs à prendre en compte lorsqu’on lit un carnet de bord rédigé par un militaire français engagé dans un environnement qui lui est étranger.

Une partie de campagne

Le journal de bord de l’officier français est avant tout ancré dans une réalité martiale, qui se ressent autant dans le style d’écriture que dans la relation des faits. Régulièrement, l’auteur fait part de la vie de son bataillon au quotidien : opérations de nuit dans Kaboul et de sécurisation de l’aéroport   , épisodes réguliers de déminage des routes et des champs, etc. Sans surprise, la vie du bataillon est le principal axe du récit, ce qui à la fois fournit des informations, même partielles, sur le comportement des soldats et plus particulièrement du « chef » durant les opérations ou pendant la vie de caserne.


Pour autant, la relation des faits au quotidien s’avère parfois redondante, et est dans certains cas assez dénuée d’intérêt pour le lecteur : par exemple, le script des dialogues entre l’auteur et ses subordonnés veut montrer l’image d’un chef humain, ce qui est légitime pour un officie qui tient son journal de bord, ; néanmoins, il ne ressort que peu d’idées des échanges, souvent un rapport des sentiments du chef de bataillon pour ses soldats, lorsque ces derniers sont en opération, commettent des fautes ou sont blessés, se retrouvent entre eux pour déjeuner ou pour se partager les colis envoyées par les familles pour Nöel   .

Seule l’analyse de la narration confirme l’importance de l’auteur à prouver son mérite de chef, à la fois bon et sévère, généreux et rigoureux. À travers des pages entrecoupées de très belles photographies en noir et blanc de l’Afghanistan, l’officier français emploie un vocabulaire simple, faits de phrases courtes et concises, sans entrer parfois dans les détails d’événements ou de rencontres (par souci du secret ?), ce qui laisse le lecteur sur sa faim. Pourtant, un épisode tout à fait intéressant est celui de la visite de l’officier dans le palais surveillé de l’ancien roi d’Afghanistan, Zaher Shah, situé dans la plaine de Chamali au nord de Kaboul   . Malgré l’absence de photographies, la relation de cette visite aurait mérité une approche journalistique, même si les observations de l’auteur se sont révélées stimulantes.


L’épée et le turban

Si l’attention ne se focalise pas sur le fond de l’ouvrage, la forme suscite encore de nombreuses observations. En effet, l’auteur met en avant ses références culturelles et religieuses, éléments constitutifs d’un « habitus » propre à un soldat peut-être issu d’une famille de militaires   : régularité des messes, respect assumé du dimanche férié par le bataillon et refus de se plier au repos du vendredi en pays musulman   , évocations de Dieu et de la Bible   , etc.

Concernant la culture de l’auteur, elle renvoie en partie à des références historiques comme le passage d’Alexandre le Grand en Afghanistan, ou encore à un style d’écriture inspiré des lectures des journaux de bord ou des mémoires des vétérans des guerres napoléoniennes ; parfois, le récit de l’officier français du XXIe siècle rejoint celle de l’officier français du début du XXe siècle : vie de camp, événements observés lors des expéditions, regards sur les autochtones…   . Quel que ce soit le temps et le lieu, il apparaît ainsi des similitudes dans les relations rapportées par les soldats en mission, en particulier de la part des officiers de l’armée française.

Une autre observation intéressante est à relever : le regard du militaire occidental sur la population afghane. Dans sa perception, l’auteur voit généralement l’Afghan comme « l’Autre », différent de sa culture et de sa religion. Inversement, l’officier pense également être perçu comme tel par celui-ci. Surgissent alors des épisodes et des réflexions dans lesquels, l’auteur fait part de considérations subjectives et pleinement assumées : tristesse à la vision des femmes portant la burqa, gêne face à la misère des enfants, méfiance à l’égard des hommes… Sur ce dernier aspect, l’homme afghan est perçu par l’officier comme un peu intriguant, fourbe   . La foule afghane est aussi perçue comme silencieuse et menaçante, avec cette remarque étonnante sur la « consanguinité » observée dans certains villages traversés   . Si l’auteur reconnaît que les « Occidentaux » comme lui « ont tant de mal à appréhender » les Afhgans   , sa vision pourrait être qualifiée en certains points de néocolonialiste, alors qu’elle ne serait que le postulat normatif d’un Occidental en séjour dans un pays qui lui est parfaitement étranger. Le militaire ne peut pas se faire diplomate ou anthropologue.


La lecture du Journal de Kaboul s’annonce ainsi pour le moins ambigüe : carnet de voyage rédigé dans un style particulier, rappelant les mémoires des soldats de la Grande Armée de Napoléon ou des officiers de goumiers dans le Sahara de la période coloniale, l’auteur décrit ce qu’il observe avec un certain nombre de clichés inhérents à ce genre de récit, mais aussi avec des points de vue qui oscillent entre l’humanisme et l’incompréhension, un postulat propre au rang d’observateur et de libérateur qui est celui de l’auteur dans sa conduite sur le terrain des opérations françaises en Afghanistan. Néanmoins, l’essai se révèle on ne peut plus intéressant pour actualiser les connaissances en sociologie militaire.